Quelle est votre histoire préférée du Concours

jeudi 24 mai 2007

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Interrogatoire 19-[/trex] huitième session du sujet 412#-52H [UNIQUEMENT LA SECONDE PARTIE] – rapporté le 27 décembre 1988 à 4h47 – professeur K.

Professeur K. : Bien dans ce cas continuez.
Sujet 412#-52H : Il y a eu une période de flou, je ne voyais plus rien et tout semblait danser autour de moi, des milliards d’étincelles jaillissaient de l’ombre et semblaient arrêter leur traits incisifs dans la profondeur même de mes yeux. Je tentais en vain de les fermer, mais rien n’y faisait, inlassablement mes paupières restaient figées. Finalement des vertiges intenses me prirent, et de toute ma masse je plongeais dans des profondeurs infinies, comme tiré par une force invisible, qui me prenait juste sous les aisselles…
Professeur K. : Bien, hallucinations donc, le subconscient du rêve. Continuez…
Sujet 412#-52H : Vous prenez des notes de ce que je dis ?
Professeur K. : Bien sûr.
Sujet 412#-52H : La petite boîte prend déjà ma voix n’est-ce pas ?
Professeur K. : Le magnétophone, mais je vous ai maintes fois répété de ne pas vous arrêter à ce genre de détails lors de nos sessions. Je vous prierai donc de continuer…
Sujet 412#-52H : Je… Oui, monsieur. A un moment les étincelles s’arrêtèrent de danser autour de moi et… Petit à petit la ferme réapparu. L’atmosphère était beaucoup plus lourde vous savez. L’épisode précédent, c’était le matin je pense. Je ne sais pas pourquoi, mais j’étais sûr que cette deuxième vision se déroulait durant la même journée, plus tard, sûrement au milieu de l’après-midi. L’astre du jour crachait sa lumière, serré de près par des nuages noirs menaçants qui emplissaient le ciel de leur nappe brumeuse. J’avais peur, on aurait dit qu’un orage se préparait. Oh oui ! J’avais peur… C’est… Pensez-vous qu’il y aura un jour de l’orage ici ?
Professeur K. : Calmez-vous.
Sujet 412#-52H : De l’orage monsieur ! J’ai eu peur, je ne me suis pas réveillé pourtant. C’est curieux. Mais… En fait, je crois que j’aurais préféré me réveiller.
Professeur K. : Vous voyiez donc de nouveau la plaine aride, et la maison de la jeune femme ?
Sujet 412#-52H : Ah ! Oui. L’atmosphère était plus lourde, un peu humide et pesant, comme avant les grondements déchaînés de la foudre. Et… A ce moment là, un bruit assez violent déchira tout cet ensemble… Mais ! Je voulais vous dire…
Professeur K. : Oui ?
Sujet 412#-52H : Ce bruit. Ce n’était pas l’orage ! Non, en fait, le son venait d’un des pylônes électriques tout près de la maison. Tout en haut, il y avait un vieux haut-parleur fatigué par le temps qui était suspendu assez grossièrement. De sa bouche béante s’échappait un grésillement nasillard, un son aigu, comme une alarme d’alerte ! Et alors, la jeune femme est sortie de la maison en courant, laissant derrière ses cheveux voleter. Un homme la suivait. Il était un peu gros, calme. Il était beaucoup plus vieux aussi, un visage un peu rond et rouge. Des cheveux courts et gris. De profondes rides du sourire. Qu’il n’honorait pas pour l’heure… Ils sont tous deux aller jusqu’au pylône, et là, l’ont fixé en s’étreignant l’un l’autre, l’air inquiet. Oh, ils s’aimaient plus que tout cela se voyait. Leur visage collé l’un à l’autre, dans une expression toute particulière de grande complicité, ils faisaient un. Il semblait tellement ouvert l’un à l’autre, tout passait par ce regard qu’ils s’échangeaient, cette façon douce et agréable de s’étreindre dans la lumière du jour. De tout cela résultait une symbiose parfaite, aux relents paisibles. C’était beau… L’alarme s’arrêta enfin et une voix grave se fit entendre dans le haut-parleur. Les paroles entrecoupées tombaient abruptement sur le couple qui en buvait le sens en tressaillant. C’était un militaire du recensement qui parlait. L’annonce était brève, mais lourde de conséquence… Je ne me souviens pas des mots exacts, pourtant je les ai entendu ça c’est certain ! Cela disait… Attendez… Cela disait que la guerre était déclarée avec le pays d’à côté depuis quelques heures, et que chaque homme de plus de quinze ans devait se rendre dans les deux heures qui suivaient dans la caserne la plus proche, pour être affecté à l’armée gouvernementale. Les troupes partiraient en campagne. Toute insubordination à cet ordre national serait très durement sanctionné, et cela dans les plus brefs délais. Sur ces mots s’arrêtait le message. Le temps du rêve m’a paru très long à partir de ce moment là. Le couple s’est regardé, la jeune femme s’est mise à pleurer et l’homme l’a serré plus fort dans ses bras. Il n’allait pas partir à la guerre, il y était décidé. Leurs lèvres se joignirent, dans une union parfaite, éternelle. Je ne me souviens plus de ce moment, je crois qu’ils s’embrassaient toujours, mais quand tout redevint clair pour la troisième fois, la nuit était tombée presque.
Professeur K. : Oui, nous en arrivons à peu près à ce que vous m’avez raconté l’autre fois. Continuez je vous prie, jusqu’au moment où vous êtes réveillé.
Sujet 412#-52H : Oui. Il faisait presque tout noir donc, et il me semblait que l’homme et sa femme était toujours devant leur maison. Je ne sais pas ce qu’il faisait… Peut-être bien s’étreignaient-ils toujours. A ce moment là, j’ai eu peur, la tension est montée d’un cran de plus encore. Tout au bout de la longue route qui partait de la maison, des phares pointaient en direction de la ferme. C’était des camions qui arrivaient. Des… Des camions de militaires. Le couple s’échangea encore une série de regards chargés de tristesse, de déception aussi. Très grave. J’avais peur, c’était une scène horrible, et là encore ce rêve affreux ne m’avait mené jusqu’au fondement de son atrocité. Plus les phares se rapprochaient, plus la jeune femme gémissait dans les bras de son mari. Finalement les moteurs cahotants se firent entendre plus pressants, accompagnés de voix de militaires survoltés postés à l’arrière des véhicules. Ils se garèrent en alcôve devant la maison. Les mitraillettes pendaient aux épaules de tous ces soldats qui criaient tous ensemble en descendant des camions, l’air furieux, autoritaire. Ils entourèrent rapidement le couple qui ne bougea pas d’un pouce. L’un d’eux pris la parole, et désignant l’homme, il lui dit avec des mots très durs de le suivre immédiatement. Il ne s’était pas présenté à la caserne et devait aussitôt les accompagner pour rejoindre une compagnie disciplinaire sur le front déjà mis en place. Ce n’était pas discutable. Il répondit qu’il ne les suivrait pas. Le militaire a ergoté, juré, répété son ordre, en disant qu’une telle désobéissance à son pays lui coûterait très cher. Il a regardé sa femme qui pleurait et a dit non. Les soldats le regardaient avec une haine considérable, mais il restait fier de lui-même, fort, il ne chancelait point. Le supérieur a fait un signe aux hommes qui l’accompagnaient. Ils se remirent tous en branle, hurlant de tous les diables. Plusieurs d’entre eux se saisirent de l’homme qui vainement résistait, la jeune femme fut jetée à terre. Le supérieur s’approcha d’elle en dégainant une longue machette, il cracha sur elle, insulta l’homme que les soldats maintenaient. Il attrapa dédaigneusement la longue chevelure de la femme, levant son beau visage vers le sien rempli de haine. Alors, il leva son couteau, et d’un geste désinvolte lui trancha la gorge, juste sous les yeux de l’homme retenu par les militaires qui se débattait pour sauver son amour… Il hurlait de douleur, de pitié, mais rien n’y faisait. Un autre soldat s’approcha de la maison une grenade à la main. Il la dégoupilla et la jeta à travers la porte ouverte. Tous retournèrent aux camions avec l’homme sous bonne escorte, tandis que la maison explosait dans un retentissement infernal. Toute une vie partie en fumée dans les écumes de la folie humaine, juste… Comme ça. Juste pour une guerre… Encore une fois des cœurs déchirés. Mais il est si utile à l’Humanité de clamer les besoins de leurs actes, et les tristes conséquences qu’ils engendraient. Après tout, c’est nécessaire n’est-ce pas ? Mais qui donc s’attardera sur le sourire perdu de la jeune femme, sur sa peau mate qu’on laisse pourrir dans son sang au pied des décombres de sa vie mise à mal ? Et sa chevelure, trempant négligemment dans le flot rouge. Et les larmes, à peine séchés dans ses yeux rouges d’amour désespéré… Qui ? Puisque la guerre est utile… Tous ces prévoyants ont certainement planifié cette reconnaissance de l’âme des victimes, vous ne croyez pas ? Je crois que… Je crois que non. Je me suis réveillé dans les yeux de la jeune femme, où s’était éteinte la flamme de la vie.
Professeur K. : Bien. C’est très intéressant, nous avons bien avancé ce soir. Je pense que cela suffira.
Sujet 412#-52H : Non laissez moi parler encore un peu, je me sens penser. Je… Tout est brume en moi.
Professeur K. : J’ai dit que cette session s’achève, n’oubliez pas les sanctions. Nous allons passer à un traitement supérieur à présent pour vous guérir…
Sujet 412#-52H : Non, non je vous en supplie ! Je ne sais pas qui vous êtes, non pitié ! Je ne veux plus souffrir.
Professeur K. : Cette session est terminée, et vous aurez la pire de toutes les sanctions ce soir.
Sujet 412#-52H : Non !! Arrêtez. Mais qu’aie-je fait ? Pourquoi, je n’ai rien fait ! Non, nooon…

mercredi 9 mai 2007

Newsletter Liberbidurousteinienne [ édition exeptionnelle autorisée par le ministère Liberbidurousteinien ]

Numéro Exeptionnel de la Newsletter Liberbidurousteinienne
(publication interdite depuis l'article du 14 novembre 2006 de la charte internationale sur la presse pamphletaire, autorisée exeptionnellement par le gouvernement Liberbidurousteinien)

Le 9 mai 2007, à Sylvania, propos de Gnouffy Von Gnoufwiller recueillis par Franck Delgado en rapport avec les accusations proférées par l'AFP le 5 mai.

" Je serais bref, on m'attend pour de nombreuses entrevues parlementaires. J'ai tenu à m'exprimer dans cette triste affaire seulement à présent pour que la critique se calme, nous connaissons la virulence de ces gens là quand on les pique trop vite au vif.
Je tiens tout d'abord à remercier la Newsletter Liberbidurousteinienne de me léguer ces quelques lignes pour clarifier ce qui doit l'être aujourd'hui dans les plus brefs délais. Je ne tiens pas à faire état des élucubrations mensongères qu'a proféré en la journée de samedi 5 mai de cette année un certain journal dont je ne citerai pas le nom, et qui ne se prive pas de polémiquer ouvertement sur histoiresbreves.blogspot.com. Je tiens plus longuement à excuser tous les lecteurs de cette grave méprise.
Naturellement, moi et ma sublissime bonne foi ne tenons pas à nous libérer aussi simplement des pâles accusations retransmises ici par un certain Anodos. J'avoue au nom de tous les écrivains liberbidurousteiniens et au nom des koalas sibériens (qui n'en ont absolument rien à foutre) que certains des textes publiés récemment sur histoiresbreves sous le pseudonyme gnouffiste étaient parfois un peu long, et la publication était dominée par les gnouffistes, tout cela est vrai. Mais n'allez pas croire que ces textes se donnaient la prétention d'obtenir un monopole quelconque, au contraire, c'était trop attristé de voir la désertion massive des écrivains de ce site que les gnouffistes ont décidé de combler les vides pour que l'opinion publique ne manque pas de textes à lire et critiquer, pour que les milliers de lecteurs qui chaque jour visite histoirsebreves ne soient pas jetés devant un fait accompli : certains ici semblent avoir bien plutôt laisser leur place que de se l'être fait prendre à force de violence par les gnouffistes !
A propos des dites violences dont on m'a accusé, je vous encourage à prendre au plus vite contact avec le comité principal de sécurité d'histoiresbreves, ainsi que les dirigeants, qui vous confirmeront qu'aucune menace n'a été faite dans les rouages du site internet pour privilégier tel ou tel écrivain !
Mais, sans vouloir bien sûr créer de conflits, car bien entendu je suis très ouvert, très sympathique, et que j'ai déjà pardonné leurs erreurs aux auteurs des accusations, j'ai de fortes raisons de penser que le pamphlet qui m'a été adressé, à moi ainsi qu'à tout un pays, était motivé par une certaine somme d'argent probablement offerte d'un de ces jaseurs à un autre fait du même bois.
En attendant lecteurs, je continuerais à publier pour les plus fidèles, et promet de travailler plus (pour gagner plus), et pour votre occupation de lecteur.
Et comme on dit au Liberbiduroustein, la baignoire est pleine avant de se renverser, mais il y a des arbres dans la forêt..."

dimanche 6 mai 2007

Trouver l'intrus

Les deux textes suivants sont des adaptations d'un seul et même poème. L'une d'elles a été rédigée par Van der Houtenberg, écrivain, vous me croirez bien sûr, anglophone; l'autre par l'acteur M. Van Damne. Saurez-vous les distinguer?

Version 1:
The dimming blue darkening of the falling sky
The green of once brown and still to come
The arching flight of the fellow fowl
Predicting the brewing storm soon to be unleashed

The waivering courage of him who says bye
The rebirth of one once too much sought as home
The fright of life-threatening or -bearing growl
Remembering the future as he has it already reached

Version 2:
La blue vaporeux qui se darken tu vois du ciel qui fall
Le green de trucs une fois brown et encore qui vient
Le vol archingEEE de l'ami faoul
qui prédit le storm qui se prépare et qui bientôt se déleashera

La courEIge waiveringEE de lui qui dit BYE
le wenaissance d'un truc qu'à une époque on cherchait trop comme un HAOME
La peur du Graoul qui menace ou même tu vois ptet même qui porte la vie
Et y's'souvient du futur qu'il a déjà atteint tu vois

samedi 5 mai 2007

Paru dans la presse 3

AFP- Samedi 5 mai
De notre correspondant à Athènes
A onze heures ce matin, une foule compacte s’était déjà rassemblée sur la place du Parthénon, à Athènes ; mélange coloré de Grecques de tous horizons venus exprimer leur mécontentement face aux dérives récentes du site http://histoiresbreves.blogspot.com. 150 000 manifestants selon les organisateurs, 50 000 selon la police.

Pour comprendre leurs revendications, il suffisait de tendre l’oreille et d’écouter le slogan inlassablement scandé par les manifestants : « Gnouffistes dehors ! Vive la liberté d’expression ! ». Derrière ce spectacle certes alarmant de dizaines de milliers de manifestants appelant à la chute d’un parti littéraire- est-ce là la démocratie ?- se cache une réalité encore plus sombre.

Ces derniers mois, un parti littéraire représentant le mouvement gnouffiste (du nom de leur fondateur, le guru Gnouffy von Gnoufwiller) a subrepticement pris en main toutes les opérations d’écriture du désormais célèbre histoiresbrèves.blogspot.com, véritable plateforme pour les futures fines plumes et perles rares de la littérature grecque.

Selon Mme Roya Segopopoulos du quotidien El Mondopopos, les agents gnouffistes auraient progressivement évincé les écrivains des autres mouvements littéraires en submergeant le site de textes bien plus longs que la norme conseillée par le personnel d’édition : « Les textes publiés ne doivent pas dépassé le stade 3. Or, les gnouffistes ont régulièrement et impunément présenté des textes de stade 4. »

Selon le journaliste Nicos Sarkopopopoulos du Canard déchaîné, des agents gnouffistes auraient même pris d’assaut le quartier général de la section Europe orientale d’histoiresbrèves, brutalisant le personnel d’édition et assassinant le président exécutif, M. Stéphane Inipopos : « En effet, le problème n’est pas que les textes gnouffistes étaient de stade 4, car cela est faux, Madame, ils étaient de stade 3. Cependant, il est vrai que les gnouffistes ont eu recours à la violence pour prendre directement en charge les opérations d’histoiresbrèves.blogspot.com, violant ainsi les règles fondamentales de notre démocratie. »

Ces allégations restent cependant invérifiées, et selon le chef de la police athénienne, M. Ipsos Flicopoulos, « tous les textes gnouffistes, à une exception près, étaient de stade 3, mais la théorie du complot avancée par M. Sarkopopopoulos n’est fondée sur aucune donnée fiable ».

Gnouffy von Gnoufwiller, interrogé cette semaine sur ces faits, a déclaré : « Lorsqu’on me mît au courant des accusations à mon égard selon lesquelles j’aurais violemment brutalisé le personnel d’une institution littéraire aussi respectable que histoiresbreves.blogspot.com, j’entrai dans une colère saine et justifiée. Je ne peux faire les frais du manque de créativité des autres écrivains. Ce n’est pas parce que les écrivains de mon parti son plus prolifiques que les autres que nous devons être accusés à tort et à travers de tous les maux de la terre. »

A la suite des mouvements populaires massifs, les autorités de régulation devraient rapidement émettre un communiqué pour éclaircir la situation. D’ici là, les gnouffistes gnouffent toujours, à défaut d’un écrivain désirant s’y frotter pour y mettre un peu de concurrence.

mardi 1 mai 2007

Ne lisez pas !! Cette Histoire Brève est trop longue !!

Ecriture d'invention, une nouvelle fantastique, à rendre demain en cours de francais...

- I -


Le jeune homme posa son mince bagage sur les pavés de la place à demi éclairée, les yeux captivés par l’agitation qui régnait autour de lui. En bouffées spasmodiques, l’effroi montait jusque dans son ventre, aussitôt remplacé par l’émerveillement et une sorte d’euphorie qu’il ne se connaissait point. On lui avait déjà parlé d’elle dans des récits passionnés, de toute sa magnificence dévoilée au jour sous les éclairs divins des cieux, lorsqu’elle se présentait aux admirateurs dans les atours somptueux d’une douce demoiselle emplie d’autant de mystères que d’insondables beautés. Elle semblait être de ces douces femmes qu’on ose ne regarder qu’en coin, tellement éberlué de toute la poésie qui émane de leurs traits, de leur robe ensoleillée. Et depuis de longues années déjà, notre jeune homme se prenait à rêver de tant de poésie réunie là-bas quelque part, derrière les frontières de son pays. Dans son imagination enflammée par les écrivains romantiques dont les ouvrages annotés recouvraient son chevet, il voyait l’absolu, le but de toute vie dans la recherche d’une beauté suprême sur terre. En elle, on pensait, on comprenait. On la lui avait décrite comme la Vie, fourmillant dans ses tempes, chaudes du sang qui y circulait. Et dans ses accueillantes fossettes semblait naître la réconciliation dans l’art du monde, pour l’art de l’Humanité…
Paris.
C’est cette ville fabuleuse dont on ne lui avait conté qu’un piètre échantillon des merveilles qu’elle exhalait. Mais au jour seulement. En cette année de 1831, et dans ses premiers instants d’étranger dans une ville inconnue, le jeune homme restait figé de toute la splendeur qui se montrait à lui, l’âme nue, et le cœur incandescent, devant cette vision de la nuit parisienne. Il suffoquait presque d’intenses émotions, confronté à cette face nouvelle de la ville qu’il avait jusqu’alors ignorée. En effet, de part et d’autre de la rue, s’enchaînaient d’irréelles luminosités et de sombres porches où on devinait les remuements d’innombrables créatures de la nuit. Les lumières troubles se frayaient un passage par les vitres crasseuses des débits de boisson bondés. La nuit, Paris s’enfonçait dans les racines du vice et de la débauche, l’argent du jeu et des femmes faciles dictant alors les lois de ce milieu ingrat, en chaque instant. Ca et là des gens de tout âge déambulaient sous l’emprise de l’alcool aux bras de compagnes d’une nuit, qui riaient avec force de tout, écaillant leur couche protubérante de maquillage. Dans cet univers d’obscénités putrides et de glauques immoralités, notre jeune romantique se sentait transporté dans des illusions dantesques, enflammant son désir d’orgies dégoulinantes de boissons et de femmes. Lui qui avait si longtemps vécu dans le calme et la sérénité familiale, toutes ces questions lui étaient bien étrangères. Certainement qu’en ces instants de la découverte de Paris et gagné par son euphorie grandissante, il ressentait le besoin de laisser s’exprimer les plus sombres de ses sentiments tout au long de cette nuit d’enfer… Se chargeant à nouveau de sa modeste valise, il s’engagea dans une ruelle éclairée par un réverbère mourant, le visage animé d’une expression nouvelle. A mesure qu’il évoluait, il observait chaque vitrine endormie des échoppes et des bazars, et s’arrêta finalement devant « le comptoir des illusions » qui faisait salle comble. Une profonde bouffée de chaleur vint à son visage lorsqu’il ouvrit la porte, les cris et les rires se mêlaient au brouhaha ambiant qui allait se perdre dans les plafonds. Une nappe de fumée flottait à hauteur de tête, si bien qu’on distinguait assez mal les visages dans tout cet air vicié de tabac. La pièce surprenait par sa grandeur qu’on ne pouvait supposer de l’extérieur. Il y avait un grand espace à gauche de la porte où s’amassaient des tables recouvertes de bouteilles vides, et où s’attroupaient en bandes les clients. Par endroits, l’agitation semblait atteindre son paroxysme à cause de jeux de cartes ou de dés. Tout au fond de l’endroit se trouvait une petite scène de planches masquée d’un rideau ocre. Les coulisses donnaient certainement sur une rue annexe, car on ne distinguait point de portes dans la salle. Le jeune homme se délecta des plaisirs du jeu pour ceux de la boisson, et s’approcha d’un pas décidé vers le traditionnel comptoir, juste à droite. Une rangée de coudes occupait presque toute la longueur déjà, mais il finit par trouver un petit espace entre deux hommes. Le premier, de forte carrure, lui tournait le dos, l’autre par contre attira rapidement son attention. Il était relativement grand, vêtu simplement, mais son élégance traduisait une certaine importance. De petits yeux noirs dardaient dans tous les sens des regards furibonds, humectés de boisson, au milieu d’une tête rondelette où s’écrasait un énorme nez surmonté d’une bosse osseuse. Des cheveux filasse et trempés de transpiration tombaient sur des joues rebondies. Quant à l’extrémité de la face rougeaude, un double menton tombait sous des lèvres ratatinées pour aller se perdre dans un large cou. Dès le premier abord, on sentait chez lui une profonde maîtrise de soi, une parfaite connaissance du monde et de ses instances. On sentait qu’il n’était pas là par hasard, que son pauvre vêtement ne représentait pas véritablement sa personnalité ou son statut social. Car il n’y a que deux choses en ce monde qui confèrent cette sorte de respect, c’est l’argent et les fréquentations. Insidieusement, le jeune homme calcula qu’il avait certainement devant lui le meilleur guide qui soit pour découvrir Paris. Il s’approcha timidement ne sachant trop que dire. Mais il n’eut pas besoin de cette formalité.
« Tu veux boire, l’étranger ? demanda sans détours l’inconnu. »
Il répondit par un rapide hochement de tête et s’installa en face de l’homme.
« Deux verres de plus pour mon ami ! La nuit sera longue. Oh oui je le crains, les festivités mondaines du bas peuple attirent en ces lieux de bien belles choses. Lança-t-il à l’adresse d’un groupe de femmes un peu plus loin. Comment t’appelles-tu, toi et ton bagage ? Et d’où viens-tu donc, par une pareille nuit ?
- Je suis Karl Strawbach, en visite à Paris tant que ma bourse me le permettra, et si possible pour découvrir et apprendre l’art français, car je suis peintre.
- Que diable ! Que diable me dis-tu là, simple d’esprit ! Etudier l’art ? Il n’y a en France à découvrir que le vin ! beugla l’homme pour toute réponse.
- Soit, mais je n’en connais que la réputation.
- Qu'à cela ne tienne ! Bois ceci. Et laisse moi le temps de vider mon verre avant de répéter à nouveau ton nom, et celui du pays où ta chère maman t’as mise au monde. Répondit-il joyeusement. Tu excuseras mon impolitesse, mais il semble qu’à pareille heure, avec de pareilles vinasses, je ne sois plus en mesure de penser. »
Karl but son verre d’un trait et sourit à son tour à l’ivresse de son interlocuteur. L’alcool pénétra lentement dans sa gorge, un vin râpeux qui lui brûla la langue. La fatigue du long voyage s’envola dans le fond de son verre, et le liquide raviva en un rien de temps la douce flamme qui perdurait dans ses yeux bleus. En quelques mots il ajouta qu’il venait de Norvège, d'une petite ville près d’Oslo où il avait passé la majeure partie de sa vie.
« Bien, jeune homme ! Quant à moi on m’appelle Jean Baptiste Sigognet, rappelle-t-en à l’avenir, ici mon nom peut te servir. Je suis acteur. Il avala une rasade d’alcool et enchaîna : Le monde du spectacle très cher, voilà quelque chose de sensationnel. Les sensations de l’image et du papier ne valent rien comparées à la réalité, à la recherche vraie des mouvements dans l’espace, aux sentiments que délivrent le corps sur la scène. On n’a jamais touché la foule en liesse que depuis la scène, quant à tes tableaux, tu apprendras bien vite que ce n’est que du baratin d’intellectuels. Les corps mouvants sous la chaleur des lumières peuvent seuls animer les aspects les plus sombres et les plus beaux de la vie ! »
Comme pour illustrer ses propos éclairés sur l’art et ses modalités, aussitôt qu’il eut prononcé le dernier son de sa phrase, une agitation affairée se fit entendre près de la petite scène de planches, au fond de la salle. Il semblait qu’un spectacle se préparait pour les joyeux fêtards. Toutes les têtes se tournèrent vers le rideau ocre qui s’agitait par endroit. Les petits yeux noirs du compagnon de Karl ne ratèrent rien de la scène et brillèrent d’un éclat nouveau…
« La voilà qui arrive ! dit-il avec un sourire complice. »
Karl qui ne comprenait pas regarda plus attentivement la scène, se demandant avec une curiosité toute particulière ce qui allait bien pouvoir sortir de ce rideau mystérieux. Jean-Baptiste tourna tout à fait son tabouret vers la scène, ne s’occupant plus du jeune Karl, trop attiré par le point central de l'attention, au fond de la salle.
Effectivement, une silhouette était apparue, hésitante, derrière le rideau, côté jardin. Karl écarquilla les yeux pour mieux apercevoir ce singulier personnage. C’était une jeune femme. Elle était habillée d’une robe blanche qui encadrait parfaitement sa fine taille, et qui finissait vers le bas en légers volants de tissus presque transparents. Plus bas encore, de magnifiques jambes surmontaient deux petites ballerines de cette même couleur immaculée. Elle avança à pas lents vers le centre de la scène, et enfin il put la voir enfin sous la clarté des bougies. C’était un ange. Véritablement. C’était un ange descendu de son ciel dans les limbes de l’enfer, ici bas. Karl resta littéralement bouche bée, figé. Pas le moindre de ses membres n’esquissa un mouvement, et dans ces instants de béatitude complète, le sang aurait pu s’arrêter de couler dans ses veines qu’il n’aurait pas senti la mort. Cet être faisait luminaire dans la sombre pièce, l’innocence et la pureté semblait flotter autour de cette merveilleuse vision de l’universelle beauté. Ces mains croisées sur son sein, le teint frais de son visage aux traits parfaits sur ces deux épaules nues et nacrées, toutes ces choses et bien d’autres encore s’imprimèrent instantanément à l’encre de l’âme sur le cœur du jeune homme, subjugué.
Une lente musique s’éleva alors depuis les ombres derrière elle, et la danseuse commença avec solennité à se mouvoir sur les planches. Un joli sourire éclairait son visage légèrement penché, rayonnant. Plus un son ne se faisait entendre du public suspendu aux majestueuses enjambées de la nymphe. Les esprits les plus soumis aux virulences de l’alcool même se turent, et pas une carte ne tomba, pas un dés ne fut lancé pendant ces quelques minutes de recueillement divin. Les notes qui sortaient des profondeurs dictaient avec une exactitude toute en prouesse les pas de danse, tandis que les jambes de la danseuse virevoltaient avec passion dans les airs. Et à chaque nouveau déplacement, chaque regard plongeant que la jeune fille jetait au public, Karl Strawbach se sentait partir jusqu’au septième ciel, agité par des sentiments plus forts encore que ceux qu’il avait éprouvés lors de son arrivée dans la capitale française. Son cœur chavirait au gré des tensions que provoquait la superbe danseuse qui évoluait à quelques mètres de lui. Parmi la vague d’amour, de passion et de désir qui noyait son âme, une question l’assailli. A quoi bon se contenter de plaisirs futiles et éphémères dans un monde d’hommes noyés dans des ersatz de sentiments, quand quelque part existait un coin de vie au milieu des nuages immaculés de l’amour, à bien des lieues spirituelles d’un monde trop humain, là où s’enracinait la pureté éternelle ? Car cette femme en était bien la représentation vivante, et il n’imaginait plus la vie sans elle, ayant déjà son image gravée dans la tête. Ses yeux épousaient encore le frêle corps de la déesse, et, de pair, sa pensée ne se consacrait qu’à elle, lorsque enfin arriva le dernier accord de la musique, et que la fille disparut dans une dernière pirouette derrière le rideau qui se refermait déjà.
Encore abasourdis, les clients du bar ne prononcèrent aucune syllabe pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’une maîtresse bien en chair éclatât de rire en levant son verre. Ce fut là le signal pour que les festivités reprennent. Et en un rien de temps, les pichets de vin étaient à nouveau remplis, le brouhaha incessant. Il n’est de plus tristes afflictions que l’alcool qui brûla toujours bien plus de cœurs que de foies, mais le monde va toujours en sa triste compagnie, déjà les âmes sensibles de ces braves gens s’étaient rendormies de leurs émois…
Karl, quant à lui, était toujours dans une transe contemplative, le regard dans le vague dirigé vers la scène que venait de quitter l’objet de ses rêves. Ce fut Sigognet qui l’en sortit avec une tape amicale sur l’épaule.
« Eh bien mon garçon ! Joli bout de femme n’est-ce pas ? dit-il en lui tendant une autre coupe remplie. »
Strawbach tourna la tête vivement vers Jean-Baptiste Sigognet, presque en sursautant. Comme pour exorciser ce qui occupait toujours autant son esprit, il but le verre d’un trait, et pris à pleine main le pichet posé près d’eux pour le porter à ses lèvres. Du vin dégoulina en petites cataractes le long des fines rides autour de sa bouche, arrosant fortement du liquide rougeâtre son vêtement. Sa pomme d’Adam effectuait des allers et retours le long de son cou décharné tandis qu’il buvait l’amère boisson avec un entrain tout particulier. Il déglutit enfin, jetant à terre le pichet vide, imbibé.
« Jeune étranger, te voilà déjà bien formé aux plaisirs de Paris ! Rugit Jean-Baptiste.
- Monsieur Sigognet, commença-t-il après avoir repris sa respiration. Croyez-vous en l’amour éternel et ses passions meurtrières autant qu’en le pouvoir sensationnel de votre art du spectacle ?
- Que me chantes-tu là, drôle !
- Je veux la revoir, je la veux à l’instant. Je… Il avala difficilement mais parvint à finir finalement d’une traite : Je l’aime ! Avez-vous vu ce corps autant que moi ? Avez-vous vu cette âme qui s’exprimait pour nous ? Je ne peux plus en croire mes yeux. Dès que mes paupières se ferment, c’est elle que je vois maintenant. Je veux la voir. Connaissez-vous l’amour véritable quand il vous déchire le cœur au détour du chemin de la vie ?
- Oh oh ! Que d’éloges pour notre amie. Répondit l’autre, amusé. Serait-ce donc pour l’amour que tu bois tant ce soir ?
- Tu la connais donc ! Oh, par le ciel, montre-la moi. Dis moi au moins son nom, qu’il alimente lui aussi mon âme de douces consonances. Je t’en prie, je t’en supplie au nom de ma vie, fais moi la voir si tu la connais. Montre-la moi enfin, avant que je ne sois contraint de me tuer ! Cria Karl, fou de désir.
- Mon dieu ! Mais, par ce ciel par lequel tu jures, tu l’aimes en effet de toute la force de ta pensée, c’est vrai, comprit Jean-Baptiste, semblant retrouver un peu de lucidité. Eh oui bien sûr, je connais cette créature qui te torture déjà, comme je connais bien des gens dans cette ville. Mais connaître n’est pas côtoyer avec aisance ! Il m’est impossible de te la présenter aussi facilement que tu l’espérerais mon pauvre ami…
- Aaaaah non, je ne peux supporter de telles paroles, murmura le jeune homme dans un souffle inquiétant. Laisse moi mourir alors à l’instant de mes passions illusoires…
- Attends ! Serais-tu donc ivre, ivre d’on ne sait quel pouvoir qui dévasterait l’esprit d’un homme, à la force même des passions négatives qu’emplissent parfois les cœurs allégrement poètes de jeunes hommes vivant aux vents incertains de leur au-delà de fortune ? Calme-toi donc ! Ordonna-t-il. »
Jean-Baptiste promit au jeune homme qu’il tenterait de le présenter à elle, mais qu’il ne pouvait être sûr de rien. Il n’avait rencontré l’artiste que très rarement auparavant. De plus la critique affirmait que si par le passé elle avait été adulée dans tous les cafés parisiens pour son jeu de scène sublime, aujourd’hui elle ne sortait plus de son lit que pour faire quelques représentations sur des scènes miteuses. Il courait aussi des bruits affreux, selon lesquels elle faisait une grave dépression, elle buvait plus que de raison, et était en soin, surveillée par un médecin. Elle s’appelait Fanny Eissler.
Dans le bruit de la salle, Karl buvait les paroles de son ami sans rien dire. Il s’attristait presque, se prenant à imaginer cette femme magnifique, qui dansait avec toute la puissance et la hardiesse de son corps tout à l’heure, allongée souffrante dans un lit. Il effaça cette vision négative des synapses de ses neurones pour ne garder que les yeux hypnotisants de Fanny.
Dans de telles conditions, Sigognet ne lui offrit qu’une possibilité, il ferait passé un mot de la part du jeune homme à la danseuse, et si elle le désirait, elle y répondrait…
« Ce soir ! clama Karl.
- Jamais, dans l’état où tu es. Pour cette nuit, cela suffira. J’ai encore beaucoup de choses à faire cette nuit, quant à toi, jeune homme, la fatigue et l’alcool tirent tes mirettes en d’horribles formes, tes paupières sont noircies. Je vais t’indiquer une adresse où dormir, si tu tiens encore debout. »
Il avait en effet du mal à rester assis convenablement. « Laisse moi vite un mot pour ta dulcinée, pauvre fou. ». Il prit de quoi écrire dans les pans de son manteau, et après avoir trouvé un morceau de papier assez large, il y inscrivit ces mots avec maladresse :

Admirable fée de la nuit
Je vous ai vu, je ne vous quitte plus
Et déjà mon âme erre, transie
De n'être pour vous qu'un inconnu

Ô, magnifique beauté
Je vous supplie, rien qu'un instant
De me laisser une dernière fois vous aimer
Et vous graver en moi pour 2000 ans.

Car ce soir mon coeur s'est envolé
Il ne tient plus qu'a vous de le ramener...


Les vers s’alignèrent sans rechigner sur le feuillet. Ils sonnaient dans sa tête comme de douces phrases d’éperdu amoureux. Il se remémorait en fait quelques lignes du poème à la fée d’Ivan Wilhem. Il signa sobrement de son prénom et tendit le document froissé à Jean-Baptiste.
En un instant, les deux compères furent à nouveau dans la fraîcheur de la ruelle. Sigognet, plus habitué assurément, aidait Karl à marcher jusqu’à une voiture qui attendait dans la nuit noire, non loin de là. Après s’être assuré que le jeune Strawbach était bien installé, Sigognet lança une adresse au cocher et s’éloigna.
Pendant ce temps là, dans les yeux du jeune homme, les rues de Paris défilaient à mesure que roulait la calèche, et il s’assoupit…


- II -


De chaleureux rayons de soleil matinaux se faufilaient à travers les maigres rideaux de la chambre, et venaient esquisser leur pâle lumière sur les épars objets étendus au sol. Le bagage du jeune voyageur était largement ouvert et ressemblait à un sac de jute. Son contenu était répandu par terre. On pouvait y voir pêle-mêle des pinceaux, des toiles roulées, une palette, quelques livres de diverses couleurs, ce qui ressemblait à un chevalet en pièces détachées, et encore bien d’autres outils dont seuls les peintres pouvaient connaître tous les noms. Cet assemblage hétéroclite jouait une étrange peinture d’ombres et de nappes de lumière avec l’astre du jour, juste au milieu de la petite chambre. Elle était relativement rectangulaire et dénuée de tout autre ameublement qu’un lit et une commode à la solidité douteuse. Vous vous imaginez bien que cette dernière ne prendra pas une place importante dans la suite de ce récit, bien que l’histoire du dit meuble cabossé nous aurait très certainement amené à des considérations intellectuelles très exaltantes, mais c’est bien plutôt du côté du lit qu’il faut se tourner maintenant. En effet la luminosité grandissante achevait d’y réveiller Karl Strawbach, chaudement emmitouflé dans les couvertures.
Il s’aperçut bien rapidement des effets secondaires de la soirée qu’il avait passé, et l’idée d’avoir rêvé ses premiers instants à Paris disparut aussitôt que les premières salves spasmodiques d’un dangereux mal de crâne l’assaillirent en douleurs acérées. Il songeait alors rester au lit jusqu’à ce que la faim, la soif et la douleur ne l’emporte dans les limbes de la mort, mais l’image de Fanny Eissler dansant sur son air d’outre-tombe le ramena totalement à la vie. Enfin, après le sourire satisfait de l’amoureux espérant, il se redressa de sa couche, parfaitement réveillé.
Au même instant, un carré de papier de la longueur d’un livre glissa dans la fente sous la porte qui fermait la chambre, à quelques mètres du lit. Probablement le messager pensait-il que le destinataire dormait encore, car Karl n’entendit pas un bruit derrière la porte. Aussitôt le feuillet déposé, le personnage en charge de la livraison avait dû tourner les talons, estimant là son devoir rempli. Toujours est-il que Karl ne s’attarda pas à de telles perspectives et se jeta de son lit pour se hâter d’en lire le contenu. Il empoigna fébrilement le papier et lut les trois lignes couchées là dans une écriture italique très soignée :

« Votre poème m’a véritablement touchée. Si vous le voulez réellement, passez me voir. 14 rue des Fauvettes. Fanny. »

Une joie indicible s’empara du jeune homme qui en quelques instants s’habilla de sa meilleure chemise, pour courir au logis de la bien-aimée. Sans même jeter un regard en arrière sur sa chambre parisienne, ni même sur sa commode cabossée, il partit en hâte.
La rue des Fauvettes était une très longue allée tout à fait à l’ouest de Paris, comme le lui avait indiqué un passant. Elle s’étendait sur près de cinq cents mètres et comprenait deux rangées de maisons de taille relativement appréciable. Le 14 était un pavillon cossu de deux étages, au milieu d’un vert jardin d’arbres luxuriants.
En un instant il fut introduit par une servante dans la chambre de Fanny Eissler. Elle se trouvait au rez-de-chaussée, vers l’arrière du bâtiment, il fallait parcourir pour y parvenir un long vestibule sobrement décoré, puis un large salon ouvert sur de vastes fenêtres qui arrosaient toute la salle d’une grande lumière. Enfin, la chambre. Un lit trônait au centre de la pièce, sous un volumineux lustre. Les draps semblaient être propres, mais leurs plis montraient qu’il y avait un certain temps qu’ils n’avaient été changés. La danseuse était couchée là, un faible sourire aux lèvres à la vue de son visiteur. Elle était fatiguée, et bien moins vaillante que la veille. Ils échangèrent quelques regards puis elle s’exprima en ses mots :
« C’est donc vous qui m’avez laissé ces mots d’amour hier ? »
- Je… Lorsque je vous ai vu mademoiselle, je ne pouvais plus penser à autre chose qu’à vous. Et si aujourd’hui je suis ici, et si aujourd’hui je suis venu jusqu’au pied de votre lit, c’est pour… Pour vous dire que je vous suis tout dévoué, car je vous aime. »
Sa douce voix de cristal laissa échapper un éclat de rire.
« Vous êtes bien gentil, monsieur. Et vous avez le mérite de la franchise, dit-elle avec fraîcheur. Certainement vous m’aimez. En tout cas, vous me plaisez. Cela faisait si longtemps que l’on ne m’avait dit de telles choses… »
Sur ces derniers mots, elle baissa les yeux, comme prise d’une profonde mélancolie soudaine, à la mémoire de souvenirs difficiles. Mais la voix de Karl lui fit redresser la tête, qu’elle avait très belle, le jeune homme pouvait désormais en juger.
« Ces choses, je vous les ait dites parce que je les pense au plus profond de mon cœur. Et mon âme voudrait vous exprimer tellement plus que je suis tout remué de toutes les larmes d’amour qui se déversent en moi. Combien me faudrait-il encore de milliers d’années pour vous répéter maintes et maintes fois mon amour pour vous, dans toutes les langues que notre père céleste a créer, dans toutes les expressions que l’homme sut inventer, jusqu’à cette journée. »
Le flot de paroles se déversait sans pause de la bouche de Karl, qui ne détachait plus ses yeux de la danseuse resplendissante. Même sans maquillage, elle était belle. Il était toujours debout face à elle, sous le lustre. Dans la continuité de ses paroles il ajouta :
« Mais je n’y pense plus, car nous avons l’éternité pour que je vous avoue toutes mes pensées pour vous.
- Ah tendre amoureux ! L’interrompit Fanny gravement. Tout ce que vous dites là est si attendrissant, si mignon que cela raisonne comme un souffle de vie dans mon cœur délaissé, et j’aimerais moi aussi pouvoir aimer avec tant de passion. Mais malheureusement, l’éternité n’est plus pour moi qu’une fade expression, quand je vais mourir dans quelques mois sans même connaître votre nom. »
Pantois, Karl la regarda fixement, la bouche tremblante. Comme il restait toujours interdit par la triste nouvelle après un temps qui parut bien long à la danseuse, elle se senti l’obligation d’être plus explicite. Elle avait fait plusieurs malaises lors de ces derniers mois, elle se sentait perpétuellement fatiguée et déçue de sa vie scénique. Elle avait même sombré dans l’alcool, sous la pression des critiques qui chaque soir la rabaissaient. Quelques temps de ce régime l’avaient tout à fait épuisée, et depuis plusieurs semaines elle passait ses journées au lit, visitée très régulièrement par son médecin. Ce dernier lui avait conseillé l’inactivité totale pour ce mal inconnu qui achevait de la détruire, mais, n’ayant plus que quelques mois à vivre, elle avait pris la décision de danser jusqu’à la dernière heure…
Karl écouta le dramatique récit de la vie de sa danseuse. Lorsqu’elle eut enfin fini, ils restèrent tous deux dans un silence de mort pendant quelques instants. C’est le jeune Strawbach qui rompit le silence.
En quelques phrases passionnées, il promit à la frêle danseuse qu’il resterait toujours à son chevet, qu’il viendrait la voir chaque jour. Il dit encore que si la Mort décidait un jour de l’emporter, elle, à cause de son mal inconnu, alors d’ici là, il l’aimerait, et qu’il fallait vivre.
Elle sourit finalement, et ils changèrent de sujet de conversation. Au moment de s’en aller de chez elle, en début de soirée, Karl Strawbach eut une idée : pour immortaliser ce visage dont il ne pouvait plus se séparer même dans les plus lointains de ses songes, il peindrait Fanny sur une grande toile, telle qu’elle lui était apparue au « comptoir des illusions ». Ainsi pour toujours, quand bien même elle ne serait plus là, il penserait à elle…
Les jours suivants, Karl vint régulièrement comme il l’avait dit au chevet de la danseuse. Il se rendait également à chacune de ses représentations pour la voir danser. Le jeune homme en oubliait totalement son but initial de visiter Paris, mais cela n’était plus pour lui à l’ordre du jour. Chaque journée que Dieu faisait, il la passait au pied du lit de sa nymphe, et chaque nuit, lorsqu’il s’étendait sur la couche de sa petite chambre, il rêvait de ses traits fins jusqu’au matin.
Pendant ce temps là naissait la reproduction de cette femme magnifique sur la toile du peintre. Il emportait chaque jour avec lui feuilles et crayons afin de faire des croquis de la jeune femme et il travaillait le soir de longues heures durant, s’acharnant avec les couleurs de sa palette. Il se sentait d’autant plus encouragé qu’au bout de quelques-unes de ses visites, Fanny Eissler lui avoua qu’elle en était certaine maintenant, elle l’aimait elle aussi. « Comme tu t’es offert à la pauvre femme que je suis par ton amour, ce matin moi aussi je suis à toi » murmurait-elle à son amant. Parfois, Karl croisait le médecin de la jeune femme qui lui parlait avec pessimisme de l’état de la jeune femme, qui s’aggravait. Le peintre réprimait alors ses pleurs et préférait aller embrasser son amour, plutôt qu’enliser son cœur dans les racines de la tristesse.
En effet, si dans les débuts de leur amour, la danseuse semblait retrouver des couleurs de jour en jour, dans les bras de Karl, depuis quelques temps elle perdait toute force. Bien souvent, ce dernier la trouvait lassée et en pleurs, parfois même elle le repoussa, lui et ses dessins. Elle disait : « M’aimes-tu vraiment ? Tu ne me parles plus que pour dire « tourne un peu la tête vers la gauche », ou « détache tes cheveux ». On dirait qu’il n’y a en moi que les croquis qui t’importent, tandis que je tente d’entretenir nos conversations… ». Karl, lui, ne comprenait pas cette déception qu’elle avait. Il semblait bien loin de la réalité, trop torturé à l’idée qu’un jour, elle disparaîtrait, elle qu’il aimait plus que jamais. Alors il se réfugiait dans le travail, et peignait la déesse parfois jusqu’aux premières heures du jour, pour en oublier son angoisse.
Un soir enfin, après près de quatre mois de travail acharné, elle était là. Là, en face du peintre qui put poser son pinceau pour l’admirer. Les traits étaient parfaits, chaque forme, il l'avait étudiée, taillée sur ses centaines de croquis. C’était elle. Il n’y manquait que la vie, à souffler entre ses lèvres minces. Son tableau était terminé. Il lui semblait qu’elle le regardait, debout dans sa robe, prête à recommencer pour lui sa chorégraphie. Le dernier coup de pinceau était apposé, le peintre épuisé. A mesure qu’il détaillait sa toile, il se remémorait chaque instant du premier regard qu’il avait eu pour elle.
Cela faisait trois jours qu’il n’était pas allé voir Fanny, trop absorbé par l’achèvement de son œuvre. Demain il irait lui annoncer qu’il avait terminé, demain il irait la voir…


- III -


« Elle est morte hier, tard dans la soirée. Je suis désolé. »
Morte. Cinq lettres incandescentes qui s’entrechoquaient dans la tête de Karl, brûlant les neurones sur leur passage, consumant chacune de ses tristes pensées avant qu’elles ne soient formées. Douleur indicible. Elle était morte. Morte dans la soirée. Il tentait désespérément d’imaginer la scène dans sa tête, il la voyait souffrante puis morte. Alors que lui, dans la moite chaleur de sa chambre transformée en atelier, il donnait le dernier coup de pinceau à sa toile. Il avait donné l’ultime touche de couleur à la vision factice, pour que l’être de la réalité s’échappe de ce monde. Doutes… La souffrance et l’incompréhension le frappaient comme mille lames, perçant son cœur de malheur, glaçant le sang dans ses veines.
« Je suis désolé. J’étais venu faire la visite habituelle, lorsqu’elle est tombée dans une terrible fièvre. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la soulager, mais elle délirait, continuait le médecin d’un ton morne, dénué d’expression. Elle a déliré pendant plus d’une heure. Tantôt elle prononçait des phrases inintelligibles, tantôt je saisissais quelques bribes. Elle était pris de spasmes très douloureux et souffrait atrocement.
- A quelle heure est-elle morte ? Cria Karl, interrompant le médecin pour assouvir ses doutes.
- Pardon je… A quelle heure ? Minuit exactement lorsque j’ai regardé ma montre. Tout à coup elle s’est figée, s’accrochant à mon bras, comme si elle était en transe, et puis… Elle a murmuré « il a fini. », et elle morte. C’est terrible. »
L’ultime coup de pinceau. Karl chancela et laissa échapper un cri bestial.
« Elle délirait complètement à cause de la fièvre, vous savez, elle était dans un état… Méconnaissable. Au départ je comprenais un ou deux mots par-ci par-là, je crois bien qu’elle a parlé de vous. Et finalement j’ai senti que c’était la fin, elle marmonnait des phrases que je ne comprenais plus sur des sujets complètement aberrants, elle a même chantonné un air qui parlait de castors… C’était sinistre, elle avait perdu la tête. Et puis, « il a fini », et… »
Inlassablement, le médecin troublé et horrifié continuait le macabre récit de la fin de Fanny Eissler. Mais déjà, Karl n’écoutait plus. Lui aussi, il semblait perdre le contrôle de ses fonctions cognitives, il partait. Il se sentait voler loin de tout, l’esprit léger, mais alourdi par le poids de la mort et de la crainte, de l’indicible horreur et de l’irrémédiable tristesse… Il quitta la maison endeuillée les yeux remplis de larmes, et sans trop comprendre ce qu’il faisait, il déambula à travers les rues. Il était physiquement là, mais psychologiquement, il ne ressentait plus rien et ne voyait pas ce qui se passait autour de lui.
Sans trop savoir comment, sa course erratique le mena jusqu’en son logis, au pied même de la représentation de la danseuse. La lumière tamisée éclairait faiblement la pièce, et quelques rayons de soleil tombaient sur le tableau, vers le bas. Karl fixa difficilement le tableau et éclata en sanglots. Au même instant, un violent coup de tonnerre résonna dans toute la maison, accompagnant sinistrement les cris du jeune homme. On aurait dit qu’en l’espace d’une seconde, le jour avait fait place à la nuit, le beau temps à la foudre. La pièce prenait désormais des teintes de plus en plus inquiétantes, et tout semblait trembler sous la force de l’orage, sous le ruissellement d’une pluie diluvienne. Le tableau n’avait plus de couleurs, ou peut-être même n’en avait-il jamais eu. Prostré dans sa folie, Karl embrassait sans cesse les pieds de la toile, trempant de ses larmes la peinture.
Une détonation plus forte encore que les précédentes déchira le ciel embrumé de la place, et le vent rugit à travers la fenêtre de la chambre, glaçant le corps brûlant du jeune homme qui tomba à la renverse sous la puissance déferlante de ce souffle moribond. Et tandis qu’il relevait la tête, il fut pris d’horreur. La jeune danseuse le regardait plus intensément que jamais, mais ses yeux étaient sans vie. Elle tendait dans l’air l’une de ses ballerines, et si la moitié de son corps restait encore immergé dans les couleurs de la toile, l’autre moitié était maintenant bien réelle, dans la chambre. Karl sursauta de peur à cette vue, mais luttant contre ses appréhensions, son corps s’élança vers cette étrange hallucination. Elle avait toujours ses deux mains croisées sur le sein, et sa face s’animait d’un petit sourire.
C’est alors que des tréfonds de l’ombre s’ajoutèrent à ces sombres sons la lente et mélancolique mélodie sur laquelle Fanny Eissler avait dansé le premier soir de leur rencontre. Les notes criardes emplirent l’endroit, et la danseuse acheva complètement de sortir du tableau. Elle entama alors en rythme la chorégraphie, tournant et retournant encore sur elle-même, lançant ses bras dans l’atroce logique de la musique. Et au fur et à mesure qu’elle se déplaçait dans la pièce, elle devenait plus pâle et plus lente, et la mélodie sombrait dans la dissonance la plus totale… Un éclair de la foudre jeta à nouveau une lumière blanche sur la scène, et la danseuse fut prise d’un grand éclat de rire maléfique. Elle ressemblait à un cadavre ambulant, sa peau devenait poisseuse de décomposition au fil des mesures de l’ultime danse.
Karl pleurait, et sa voix se perdait en gémissements indistincts.
« C’est toi qui m’a tué ! Rugit la danseuse d’une voix grave qu’on ne lui connaissait point. Tu m’as peinte, plus que tu m’as aimée ! C’est toi et ton maudit tableau qui m’avez pris ma vie… »
Elle tournoyait maintenant autour du pauvre jeune homme qui se mouvait au sol de douleur. Ses cheveux n’étaient plus attachés, mais voletaient dans l’air sous les bourrasques du vent froid qui toujours s’infiltrait. Sa peau était squelettique et ses cavités oculaires se trouvaient maintenant vides… Sa bouche s’ouvrit sur une excavation noirâtre pour proférer encore et encore des accusations qui tombaient sur Karl comme un venin venu des enfers. Et toujours, elle souriait sarcastiquement. De sombres lueurs dansaient sur les murs tel le feu consumant l’âme du pauvre Karl qui murmurait faiblement : « Non. Je ne savais pas, je ne voulais pas… Non… ». Pour toute réponse la monstrueuse créature répondait en cris stridents : « Menteur ! Je t’ai aimé, et à l’heure même ou je t’ai aimé homme, je t’ai abhorré en tant qu’artiste ! Tu ne venais voir une mourante que pour en faire des croquis, que pour alimenter ton imagination désirante… ». Elle lui crachait des mots comme des plaies purulentes écorchant son âme de mille géhennes. En ces instants apocalyptiques, elle était l’incarnation du diable, la main vengeresse d’une âme bafouée par un amour désintéressé, ou subtilisé par l’art, qui ne fera jamais que reproduire les sentiments… Dans les tressautements macabres de son agonie, Karl hurla une dernières fois à la mort son innocence, mais sa voix se perdit dans l’ambiance funèbre de la pluie, de l’orage, et dans les rires ténébreux de la funeste danseuse qui semblait tout contrôler…
Le lendemain, aux premières heures de l’aube, lorsque Jean-Baptiste Sigognet arriva au logis de Karl Strawbach pour lui faire part de ses condoléances à propos de la mort tragique de Fanny Eissler, parce qu’il le savait éperdument amoureux, il le trouva mort. Il était affalé par terre au pied de sa toile, une bouteille d’alcool vide à la main, et la tête dans une flaque de vomi. Il avait avalé sa langue. Son visage était crispé et ses traits traduisaient un terrible effroi, une peur indescriptible… Il avait certainement souffert. Dans son tableau, la danseuse souriait...