Quelle est votre histoire préférée du Concours

vendredi 18 avril 2008

silentium 2/2

Silentium (partie 2)

Désormais, la créature marchait presque convenablement, elle était déjà loin du lac et traversa une allée bordée de tilleuls imposants. Au pied de chaque arbre, majestueusement posés sur les feuilles en cœur, de sombres sphinx gardaient religieusement le passage.
Les chats possèdent l’inexplicable faculté de se figer dans la nuit. En s’enveloppant de ténèbres, ils demeurent l’air coi. Le passant ne saurait alors les distinguer du réalisme qui émane de la matière inerte, lorsqu’elle est sculptée. Ceux-là étaient figés pour de bon. Leurs poils, soigneusement peignés, ne se soulevaient plus à l’approche d’un étranger et leurs yeux avaient pâli. Ces chats vivaient désormais en dedans, patients mais résignés à l’emploi d’une inactivité totale. Ces animaux dressés sur le bord de l’allée n’avaient toutefois pas perdu toute fierté, au contraire de tant d’autres êtres vivants, ils ne s’étaient pas laissés surprendre par l’immobilité, ils avaient scrupuleusement préparé sa venue. C’est qu’ils avaient leur réputation, autrefois.
Vivant de menus larcins au petit restaurant du parc, cette bande de chats s’était fait un nom, et même cinq, en terrorisant toute la population de l’espace vert. Ils griffaient et chapardaient, sans remords pour les promeneurs distraits, quantités de gourmandises qui n'avaient pas encore trouvé d'estomac à combler d'aise. Certains soirs qu'une chaude lumière venait ensorceler, tandis que les coeurs affables dégoulinaient de mièvrerie, on dit même les avoir vu interrompre ce genre de plaisanterie dégoutante, d'un exécrable miaulement qui fît revenir le monde à moins d'enchantement, et les coeurs à plus de sincérité. Les bagarres en revanche se faisaient rares, ce n'était pas qu'ils les craignaient ou qu'ils n'y prenaient pas goût, simplement si leurs ennemis étaient nombreux, seuls quelques poissons nonchalants se permettaient désormais de leur délivrer quelques regards furtifs, et d'une distance raisonnable encore. Par instinct, mais aussi à cause du manque cruel de sandwich poulet mayonnaise, ils comprirent que quelque chose ne tournait pas rond. Le parc devenu désert, ils reconnurent alors qu'une crise approchait. Prévoyant, ils s'installèrent là d'où viendraient certainement la source de leur pitance, leurs jeux et eux aussi furent happés par le sommeil.
Quand la créature les frôla, leurs moustaches frémirent. Doucement, l'éveil les parcouru comme un frisson. Cinq paires d'yeux s'allumèrent subrepticement entre les arbres. Les chats baillèrent, à peine intrigués par ce regain de mobilité, et suivirent l'étrange créature dont le parfum ennivra leurs sens affolés. La cohorte des félins fermait religieusement la marche.


Le voyage de la créature et de ses compagnons les mena à travers des espaces que ni le temps ni la logique ne coordonnent, des espaces où se trouvent entassées toutes les constructions de l'existence, et avec elles les outils qui ont servis à leur élaboration. Le groupe marcha dans l'univers de la matière infime, brique essentielle de toute chose, prenant soin au passage de graver de redoutables énigmes à la surface d'un atome, défi lancé sans réelle motivation à la science et à l'homme qui s'en fait le parent. La créature s'engouffra ensuite dans un monde qui n'était pas moins extraordinaire, car ici tout était la représentation de ce que peut avoir pour conséquence le contact du vivant et de l'inerte, à bien y regarder il n'était pas question principalement de l'homme, pourtant cette faculté il la connait aussi, comme toute chose vivante puisqu'il s'agit de la douleur. Des mouvements étaient sculptées sur d'effroyables roches, chacun d'eux était comme un cri, ils naissaient d'un silence, d'une absence et puis il n'y avait plus rien que cette force, un flot sans origine. Certains figuraient des mains, des doigts ou des corps, pensèrent les chats. En réalité, peu importe l'image puisqu'elle dissimule toujours le même démon. A un autre endroit, on pouvait voir un socle surmonté d'un coussin, une sphère dont la luminosité était difficilement supportable reposait sur celui-ci. Là réside un démon plus puissant encore, car les chats avaient beau regarder ailleurs, le piédestal persistait dans leur champ de vision, et toujours cette affreuse sphère de les aveugler. Singulière attention que celle de la créature, car elle fut soudainement prise d'empathie pour ces drôles d'êtres qui butaient contre les excroissances du sol, forcées à garder les yeux clos. Elle revint sur ses pas, constata l'infirmité de ses suivants et clos la lumière. Avec elle s'enfuirent comme des ombres les démons sur les murs, il n'y eut plus rien pour gêner leur progression, plus rien pour les ralentir, rien qui ne soit palpable, pas même les bienfaits d'une telle disparition. Les chats n'étaient plus que quatre.
Ils parvinrent enfin aux limites de l'instant, frontière entre les archives du passé et le matériau brut du futur. Figée elle aussi, dans un de ses assauts infinis pour grignoter le temps, la frontière gardait les traces de toutes les idées et de toutes les choses qui naissent et meurent avant d'avoir eu droit d'être exposées dans la galerie du souvenir. L'éphémère partait bon premier, jouant des coudes pour se maintenir en tête, conservant dans l'immobilité les traits caractéristiques de qui ne se fait pas d'illusion sur ses chances d'être encore tout à l'heure mais dont l'esprit est tout entier voué à sublimer l'immédiateté de l'être. Chacun de ces personnages portait au poignet une montre sans cadran, une montre où l'on pouvait lire « Il est toujours le moment ». Le groupe se fraya un chemin dans cette bulle saturée, conduit par la créature, quand elle s'immobilisa soudain, et fit volte-face.
Ses yeux s'accrochèrent à cet endroit d'où elle avait commencé à avancer, le début de son voyage, lorsque sa progression se faisait encore chaotique. Elle pleura.
Les chats tournèrent respectueusement en rond, comme pour lui signifier quelque chose, puis eux aussi s'immobilisèrent. La créature pleura longtemps, elle pleura depuis l'origine, versa des larmes sur les premiers pas, la maturité, et puis s'avança jusqu'à la bulle cristalline qui enfermait l'instant. Ses doigts pénétrèrent la surface transparente et il n'y eut plus de larmes.
Ni de chats.


Deux êtres se faisaient face. Une très vieille femme se tenait droite, parée de sa seule nudité, offrant au regard un corps qu'on eût dit recouvert par les blessures du temps. Malgré les rides, malgré les plis malheureux et les vastes tâches sombres de la peau, elle portait en elle toute la générosité de la jeunesse, et même le temps n'avait pas réussi à courber son corps fier et à ternir l'impétuosité de son regard. La beauté se lisait partout où on la regardait, la plus indélicate des cicatrices que le temps s'était permis se manifestait alors comme une précieuse particuliarité qui donnait encore à l'ensemble de son corps le sentiment d'être un joyau rare, une confection unique à laquelle la vulgarité des hommes empêchait d'accéder. Mais le temps n'était pas le seul ravage qui avait entamé de la détruire, sur son sein courait la trace d'une gangrène purulente, depuis son abdomen jusqu'à la base de son cou, s'aggrippant à elle en une toile inachevée. Devant son visiteur, la femme recueille avant qu'elle ne tombe une larme qu'elle porte à sa chair nécrosée, creusant un peu plus profondément, déchirant davantage l'harmonie de ses formes.
De l'autre côté, la créature n'était pas un enfant, ni un homme, aussi la contemplation ne brillait pas dans ses yeux. Plus d'hésitation maintenant, plus de doute, rien qu'une mission pour la gouverner, elle souleva une main sans poids ni contours. Après son initiation aux fomes, à la profusion et à la souffrance, après que l'amour et le temps aient glissé sur elle, la créature était devenue l'absence de choix. L'inéluctabilité et la dernière nécessité.
Elle s'avança vers la femme et l'univers s'ébranla.
Tout se mis à trembler, comme un gigantesque spasme, l'irritation devint un véritable sursaut incontrolable, les êtres et les choses se retrouvèrent mêlés dans une danse compulsive, une danse qui réveilla en eux l'idée même de mouvement. Ce fut d'abord quelques pas maladroits, quelques murmures timides, mais à mesure que l'espace entre la créature et la jeune femme s'épuisait, les clameurs montèrent comme des ballons, et la matière, fluide, s'élança sans retenue à travers l'espace. L'ombre et la lumière se superposaient presque, mais tandis que l'une savait comment terminer cet acte, l'autre poursuivait inlassablement, mécaniquement, l'accomplissement de son rituel. Ailleurs, le mouvement menait un assaut formidable contre l'inerte, les anges épileptiques obtinrent en véritables virtuoses de faire sonner les trompettes de l'apocalypse, ils jouèrent tout leur repertoire, et même les spalax leurs firent hommage d'une danse improvisée. Les hommes n'étaient pas en reste, leurs fuites et leurs chutes leurs permirent de retrouver des gestes et des mots oubliés, quand dans une incroyable tentative pour réveiller le plus vénérable des dormeurs, ils se souvinrent que tout est bruit.
La créature plongea ses doigts sous la chair de la poitrine malade. La femme comprit.
Elle comprit qu'elle devait maintenant disparaître, laisser place à une autre dont le sein ne sera pas corrompu, et lorsque la créature retire sa main, il ne reste sur scène que la mort qui contemple un livre aux pages innombrables. Elle sait qu'il n'en manque aucune, qu'elle sont toutes pleines de la substance matricielle. Pourtant, elle en trouve une, celle qu'elle cherchait, une page qu'elle est la seule à savoir dire, et écrire. Et sur cette seule page vierge, paisiblement, elle s'endort.


Spontanément, la matière vit son dernier sursaut, une symphonie sans âme, une multitude de cris effrayants, l'agonie rédemptrice vient achever l'espoir qui avait suivit l'ignoble engourdissement, l'espoir que tout se poursuive éternellement, que la fin ne soit qu'une légende, et tous y avaient cru, ils l'avaient tellement pensé que l'existence s'était laissé allé elle même à ne plus finir, à être indéfiniment. Ils auraient pu saisir l'éphémère, saisir sa beauté, prendre conscience que l'éternité ne se poursuit pas mais se construit, faire semblant de croire en la fin pour ne jamais en subir les symptômes, mais maintenant ils savaient, ils n'avaient plus le choix, et cette absence était la seule éventualité, l'unique réponse.
Les musiciens jouèrent le dernier accord, le choeur fit résonner sa dernière voix.
Le concert pris fin.
Après un court silence, l'émotion subjugua le public qui se leva et ne finit jamais plus d'applaudir.

Silentium 1/2

Silentium



La ville respirait péniblement, le souffle long, immobile. Des lampadaires, une lumière grave glissait jusqu'à se déposer en particules sur le sol. "C'est l'ennui", disaient certains, et puis ils avaient fini par ne plus rien dire du tout. Pareille à un organisme palpitant autrefois, elle s'était endormie progressivement, et tous l'avaient accompagnée. L'apathie n'était d'abord qu'un passe-temps, un plaisir aristocratique, fruit d'une élite désinvolte tout juste soucieuse d'être originale, peut-être parce que ça avait toujours fonctionné comme ça. Et puis les braves gens s'y mirent avec enthousiasme, puis ceux qui s'en moquaient, par dépit. La rue devint distante et chaque porte fut un mur dressé entre les hommes.
Les rares badauds que la rue enfantait étaient singulièrement atteints par cette pesante chaleur. L'air s'amoncelant sur leurs formes engourdies, des monstres grotesques surgissaient au hasard des promenades depuis longtemps oubliées. La poussière avait peu à peu remplacé par sa consistance la lumière, lorsque le silence s'empara de l'espace il ne resta rien d'autre que l'attente.
A travers les fenêtres, les regards foisonnent. Parfois un enfant curieux se hisse jusqu'à pouvoir observer le visage de la décrépitude. Ses mains s'agrippent et éprouvent l'entreprise périlleuse, les gestes sont lents et saccadés et se traduisent inexorablement en incompréhension, en résignation. Loin au dessous des hommes, les sous-sols de la ville enflent de bêtes aux yeux morts, ce n'est qu'une masse inextricable, grouillante de vermines muettes aux chairs inertes. La nature, dont la puissance créatrice subsistait à l'assoupissement, se mouvait au rythme infime des siècles, les doigts bien étirés et psalmodiant quelques litanies fécondes. Le béton et l'acier avaient perdu de leur superbe sous l'assaut continu des vignes malicieuses à qui le ciel avait promis ses merveilles. Et sous l'ombre, discret comme un rêveur, l'hortensia rampait. Certaines plantes avaient trouvé bon d'exister en dépit de lois physiques évidentes, les façades verdies des immeubles, véritables cascades figées, formaient avec les terrasses d'où elles émergeaient une nouvelle babylone. Etrangement, la ville continuait de s'illuminer à la nuit venue, comme si une énergie perpétuelle emplissait ses murs. Ainsi, elle ne se réduisait ni à sa végétation prolifique, ni à l'incapacité des hommes d'agir en son sein.
Des sursauts d'idées cohabitèrent avec des actes inachevés, remuant le peu d'air qui n'avait pas encore trouvé en sa majesté Silence un juste souverain, jusqu'à ce que l'un et l'autre se fassent rares et se perdent en des chemins intimes que même l'indiscrétion ne saurait suivre.
Et puis,
Voilà que le temps, drapé de paresse, avait sans souvenir pris la main du sommeil.


Lorsque rien ne bougeait plus, quand même la trame de l'espace et du temps s'immobilisa, la terre avait des allures de nature morte. Les courbes avaient perdu leurs caresses, les couleurs leur scintillement. De sa joliesse, il ne restait que l'indésirable perfection de ses frontières, tranchantes comme la réalité vierge, l'élément liquide était un prolongement des terres mais ne s'y mêlait plus, la guerre avait fait place à la paix, puis à l'indifférence, et finalement au dégoût. Les espaces jadis sereins, remplis d'ombres et de lumières, crevaient à présent sous l'implacable pourrissement de leurs dépouilles. L'inertie était si complète, et le vide si présent que le plus imperceptible des froissements eût alerté les sens du plus improbable des êtres vivants.
Justement, quelque part qui ne mérite guère qu'on le situe, un spalax rêvait.
Croisement malheureux d’une moissonneuse-batteuse et d’une guillotine, ce gros rat n'était pas un habitué des rêves. Son existence flirtait habituellement avec les ténèbres et il n'était pas rare qu'il conçoive mentalement ce que ses yeux ne pouvaient voir, aussi était-il très ennuyé lorsque au fond de sa galerie il fut confronté à un véritable songe.
Il rêvait de formes abstraites, certaines ne ressemblant précisément à rien tandis que d'autres s'efforçaient vaguement d'adopter un aspect plus original que celui d'une ligne.
Après quoi le monde onirique du spalax se complexifia et devint un véritable musée d'art contemporain, les lignes se croisèrent et des mosaïques bariolées apparurent. Quelques traits d'espèces vivantes surgirent, à la surprise du spalax même, mais le flot ininterrompu des digressions picturales emporta bien vite les ébauches sans vie.
Affecté, le spalax le fut encore davantage quand une forme conserva sa substance, tout en esquissant le passage d’un état spatial à un autre.
La seconde suivante, il gardait de cet évènement universellement significatif l'ahurissement caractéristique de qui sait qu'il doit paraître surpris sans comprendre cependant pourquoi.
L'image revint et le spalax était convaincu de son exceptionnalité. Cent dix neuf de ses congénères l'auraient été eux aussi, s'ils voyaient comme lui. Or, si la communication n'était pas l'apanage du spalax autrefois, le grand sommeil avait fait des plus altruistes d'entre eux, de merveilleuses bouillottes à dents.
Une sensation inconnue émergea soudainement de la flaque spirituelle du spalax. C'était précisément cet état de fait que le tableau dansant venait contrarier. Il sentait comme un frisson de plaisir monter le long de ses pattes arrières. Il allait comprendre.
Plus rien ne bougeait, oui il en était sûr, il parvenait même à établir un classement binaire entre les choses.
Le spalax brûlait d'excitation.
D'un côté ce qui est immobile, lui, les autres spalax, les insectes. De l'autre, les ... heu , le spalax sentait toute l'énergie de plusieurs tranches d'éternité affluer vers son modeste encéphale. De l'autre, de l'autre ... de l'autre ... l'.. l'image !
Fulgurante comme un remboursement médical, l'idée ébranla la stabilité mentale du spalax.
Il discernait à présent le monde vu sous l'angle dichotomique de ses contraires.
Un autre frisson d'autosatisfaction vint lui confirmer que dichotomique était une trouvaille intéressante. Sa fièvre s'intensifiait. Le mouvement et l'immobilité, restait à faire l'analogie avec l'exceptionnalité de cette vision. L'image est inhabituelle, parce que, parce que ...
Cet instant crucial de l'existence du spalax fut aussi celui que choisi une succulente racine pour se substituer à l'image mouvante. Tout compte fait, le spalax réprima un regret, prit un air contrit et dévora des yeux l'objet de sa gourmandise.
De l'inconscient du rongeur, l'image s'en fut. Pour autant elle ne disparut pas, car une légère irritation vint confirmer la présence de cette anomalie dans une autre de ces villes mortes que la terre portait sur son dos.


L’animation était frêle, autant qu’on puisse en juger d’après les critères caducs de l’ère où la matière n’était pas statique. Elle semblait faite pour tout autre chose que l’exercice du déplacement, et pourtant, comme dans un élan de masochisme tragique, son corps bougeait. Chaque geste semblait être le dernier, mais aussi un exploit incroyable pour lequel on aurait décerné tous les prix, si tant est qu’on envisage qu’il ne soit pas poursuivi. Parce que c’est aussi un objet pitoyable que cette animation donnait à voir, un objet inerte qu’aucune énergie n’irriguait visiblement, que la seule détermination faisait avancer, au prix de toute vraisemblance. N’importe quel être vivant aurait considéré avoir sous les yeux l’incarnation d’un cauchemar, de la plus absurde des créations. Quelque chose cependant, rendait soutenable et même captivante la créature. L’aspect de cet être était à l’opposé de ce qu’il faisait. Elle avançait péniblement, en produisant des mouvements superflus et d’autres qui n’atteignaient pas leurs objectifs, et si cette image est immonde c’est que le corps qui exerce ces parodies d’action est d’une nature tellement parfaite qu’on voudrait le voir figé dans son admirable beauté. Toute perfection ne peut évoluer qu’au regard d’une dimension très précise de l’existence, elle est sans faille tant qu’elle ne la quitte pas. La créature était parfaite du moment qu’elle était un objet à voir. Désormais, elle s’abîmait en gesticulant, et comme une erreur n’existe que pour ne jamais survenir, elle avait enfreint la règle et subissait la condamnation de la vie elle-même. Toute l’existence grouillante qui fourmillait sur le boulevard s’aplatissait devant elle. D’une incroyable blancheur, et sans aucune aspérité pour accrocher les mots et le regard, la créature s’écroulait, rampait, et tendait son corps en cherchant par tous les moyens à progresser vers une destination connue d’elle seule. La matière qui luisait, suintant en permanence un liquide poisseux et froid, trembla devant le passage de la créature. Les plus anthropomorphiques de ces immondices firent même un mouvement infime du visage, bien qu’hypothétique, et qui signifiait approximativement que la terreur s’était glissée en eux. Quand l’être eut fini d’être par là, la matière ne suinta plus que de l’eau, très pure et en abondance. Les cadavres au souffle long fermèrent les yeux et sourirent.


Cette procession continua jusqu’au parc joint à une très vieille mairie. Les élus locaux ne purent réprimer un œil désapprobateur à travers la fenêtre. Cauchemar ou pas, l’anti-conformisme est un crime odieux et chacun de ceux qui avaient vu la créature se réjouirent d’avoir moralement une nouvelle activité : ils désapprouvèrent en chœur.
L’être n’y prêtait pas attention, tout à son déplacement qui prenait maintenant des allures de périple, il franchissait d’un pas déraisonnable le portique du parc municipal.
Voir la chose avancer donnait l’impression qu’on avait intégré la mécanique d’une voiture sportive à un frigo. Malgré les chocs, la poussière et la matière partout agglutinée, la créature restait impeccable, on eût dit qu’un brise-glace fendait la banquise, à ceci près qu’un navire ne se contorsionne que très occasionnellement.
Dans l’incroyable jungle qu’était devenu le jardin public, les arbres n’avaient ni racines ni branches, juste une armée de tentacules boursouflés qui creusaient la terre. Partout s’étalaient de grosses tumeurs dont le jus alimentait le lac non loin. Le corps de la créature grinçait sourdement, comme on souffre. Tandis que ses pas devinrent progressivement plus sûrs, la réalité se fit moins insistante à lui refuser le droit d’être. Comme si l’essence de la matière n’était rien d’autre que son comportement au monde, une décomposition schématique de ses potentialités, un vin sans ivresse, ni saveur. La créature ne frémissait pas davantage devant les bêtes indolentes qu’en franchissant les espaces troubles des hautes herbes lascives et molles. Le végétal pinçait doucement ses lèvres devant elle, puis s’enroulait en crispant toutes ses nervures. La boue et la poussière ne semblaient pas l’atteindre, sa peau lumineuse éclaboussait d’horreur toutes les engeances du parc. Il y avait, tout en haut de ce corps, le divin et l’absurde unis, un visage infranchissable et beau. Ce délice n’avait probablement connu aucun maître, il conservait toute l’impétuosité de la jeunesse et l’extrême fierté que l’amour donne à ceux qui n’en connaissent que les promesses. Pourtant, au fond de ses orbites stériles, par delà l’évidence d’un espace vacant et froid, une étoile consumait de toutes ses forces le bois de l’indicible matrice des hommes. Spontanément, les insectes gémirent sous leurs frêles carapaces, aucun d’eux n’avait senti aussi fort avant cet instant que la vie était une nourriture si plaisante.
Le réalisme visqueux se laissait sourdre éternellement de ces photographies. Un écureuil posait sans fantaisie au pied d’un merisier foisonnant de grappes de fruits or, cuivre et sang. Une troupe d’oies dormaient dans la cavité intime d’un chêne ventripotent. Sur le sol, un tapis de lombrics au corps pâle et mou captivait les minuscules petites billes brunes de deux merles prêts à s’envoler. La créature pris le chemin du lac, avec l’intention manifeste de le traverser. Sans embarcation le lac demandait beaucoup de courage à franchir, mais c’était à un moment ou l’eau conservait un degré d’incertitude conséquent. Les reflets changeants de la surface, le bouillonnement de certaines zones qu’on aurait dit nerveuses, tout cela les gens le reconnaissaient tacitement, et peu nombreux furent ceux qui y plongèrent autre chose que leur imagination. Toutefois, l’eau maintenant était une matière si paresseuse qu’elle se laissait volontiers pénétrer, en grande femme sans exigence mais non pas sans désir, elle courbait maintes fois la surface de son dos pour amadouer les corps qui passaient par là. Or il ne venait jamais que l’air, ennuyé et avec une attitude très indifférente pour lui déposer quelques caresses. Quand l’être posa le pied sur l’élément liquide, celui-ci s’affaissa timidement, et ne prit même pas la peine de lui répondre par un glougloutement poli. L’animation perdit l’équilibre à plusieurs reprises, sans paraître décontenancée pour autant, inlassablement tournée vers l’objectif qu’elle s’était donnée. L’eau lui témoignait une tendresse vague et mêlée de crainte, elle ralentissait ses chutes, s’excusait de ne pas être aussi puissant que son voisin le sol, et lui conférait à la faveur d’une étreinte, tout le doux amour dont ses amants n’avaient jamais voulu, insectes lubriques et plantes aux désirs si mécaniques.
L’eau du lac s’usa tout le long à essayer de l’aimer, mais l’amour qui ne laisse pas de trace est un amour sans durée, dont la réalité évanescente n’est pas de nature à nous élever vers des sommets exaltants. Aussi, la créature restait si propre et si pure comme à leur première rencontre sur l’autre rive, et si parfaitement conscience de l’indifférence que suscitait chez elle toute cette masse languissante, que l’eau fut pris d’une très grande tristesse. Elle devint instantanément sèche et rugueuse, puis se couvrit d’aspérités menaçantes au fur et à mesure que sa colère combla le vide laissé par son incompréhension. La colère se mut en rage et l’eau était une gorge au fond de laquelle un précipice hurlait la souffrance qui lui rongeait les parois. La créature se déplaçait avec la même détermination, sans crainte ni pitié pour cette monstrueuse entité. Son visage n’évoquait rien qui puisse supposer une once de considération pour quoi que ce soit. Le feu de ses yeux proposait plutôt une surexpression, parfaitement inhumaine, du néant. Comme si ils ne contenaient rien d’autre que le vide sans nuance, sans fissures ni traces, rien que le néant face à lui-même, entier, complet et l’idée que cette matière inexistante puisse coordonner ce corps et lui donner l’impulsion vitale était épouvantable.
Avant qu’elle ne finisse de traverser, l’amante liquide souleva des trombes qu’elle projeta violemment dans sa direction. L’eau atteignit l’être désarticulé avec une telle puissance qu’il fut englouti sous la surface du lac. Il n’y avait plus une trace de son passage. Le lac ronronna, apaisé et repu de destruction. Sa surface se souleva, enfla jusqu’à former une petite colline que les ondes caressantes de l’eau venaient lécher d’une écume dentelée.
L’eau pleurait et jouissait en même temps. L’objet de son amour était perdu, mais ses lamentations couvraient difficilement le plaisir qui lui brûlait le ventre. Elle était pleine de cette petite merveille dont elle avait fait le sacrifice et ça lui donnait le vertige. Grosse de son amour narcissique, elle passait complaisamment sa langue sur son ventre, déjà prête à ravaler le fruit de cette naissance, pour jouir infiniment d’elle-même, du plaisir que lui procure son égotisme pernicieux, et du regard jaloux qu’elle prête au monde, sa chimère.
Tout à son plaisir, elle ne remarqua pas la forme qui émergea, silencieuse et légère et qui, de son ventre rond, perça l’opercule qui la maintenait à l’intérieur. L’animation défit la peau encore plaquée sur elle et se retourna sur sa génitrice. Elle gardait les yeux fermés. Terrifiée et ivre de douleur, l’eau pris de ses mains tout le bassin du lac et s’apprêta à en écraser son enfant mutin. Aussitôt, la créature ouvrit les yeux sur deux grands soleils, contrastant avec son regard d’alors. Des gouttes perdues descendaient en cascade le long de son visage, jouant sur ses grands cils, roulant sur ses lèvres bien pleines qu’une main curieuse effleura. Les doigts hésitèrent avant de palper d’un geste imprécis la substance chatouilleuse. Chaque pupille avait l’éclat d’une étoile mourante, délivrant ses dernières et ses plus belles forces. Elle dessina de son encre limpide le début d’un sourire, muette, comme hypnotisée par son œuvre. Avant d’y parvenir, un rire tinta d’un bout à l’autre de son visage. Un rire juvénile et absurde, ceux qui déliés des hommes s’envolent ou disparaissent pour amuser les anges. Elle rit aux larmes, et celles-ci se mêlèrent à l’eau qui de son front ruisselait. La colère du lac ne gronda plus lorsqu’il fut confronté à un spectacle aussi désarmant, il se coucha devant l’enfant et contempla son innocence, son rire. Il avait tellement de peine à être nostalgique, à se souvenir d’autre chose que son rire creux, ses gestes déçus, et le plaisir, cet ami toujours en retard et épuisé. Fallait-il qu’il existe une réponse dans cette joie ? Le lac fut sage avant de ne plus être du tout. Il s’appliqua de toute son âme à admirer le bonheur d’un autre, à s’en satisfaire jusqu’à disparaître. Des yeux de la créature, l’incandescence arracha un dernier orgasme à l’amante. La mère s’agrippa à son amour propre avant de s’évaporer. Quant à celui qui fut autrefois un enfant, il tint un regret tout contre lui et s’endormit sur un nuage.

jeudi 17 avril 2008

Fin du concours

Toutes les histoires ont été postées, il reste maintenant aux membres du jury d'établir chacun une première classification !

Quand à tous les innombrables lecteurs, vous pouvez toujours mettre vos commentaires, ils influenceront certainement nos jugements !

(les chèques sont acceptées, ainsi que les comptes paypal)

Plus sérieusement, il faut maintenant que les membres réfléchissent au podium !

p.s. Contrairement à ce qu'on a pu lire dans la presse, Anodos n'a pas été déclaré vainqueur ! herm


Màj :

Pour vous autres lecteurs du blog, vous pouvez nous faire connaître VOTRE trio de vainqueurs de ce concours, et, si vous êtes inspirés, dites pourquoi !

en attendant notre jury se concentre avant de se concerter ! à suivre

dimanche 6 avril 2008

Paru dans la presse 5

06/04/08-Paris
Luis Titi et Gérard Atatam
Un mois après la clôture définitive des envois, le jury du concours d’histoiresbreves.blogspot.com, composé de cinq membres de l’élite du monde académique français, a rendu son verdict : le lauréat du prix 2007 de la meilleure histoire brève est Anodos (clap clap clap).

Cette distinction, si méritée soit-elle, a été ternie par le contexte de scandale et de débats houleux qui a ballotté le petit monde des ‘tithistoristes au point du chavirage. Dans un communiqué datant du 1er avril, un groupuscule terroriste lié à Al-Qaïdi, Al-Qaïda life goes on wah, aurait avancé que, dans la mesure où Anodos n’avait guère composé de texte pour le concours, il méritait, sinon la peine capitale, au moins sa destitution des organes exécutifs (à ne pas confondre avec les organes…pardon je m’égare).

Le porte-parole de l’association estudiantine coquinedu92@hotmail.intl.br (oui le domaine international breton existe bel et bien!) a déclaré samedi: « Cette crapule d’Anodos, il ne mérite pas une telle victoire ! Nous le boufferons tout cru ! Servons le avec des torchettes !

Le ministre de la Culture Christin Albaneau s’est dit inquiet de cette montée des tensions et a appelé au calme : « Ne mélangeons pas les torchettes et les servons ! Laissons les autorités compétentes mener leur enquête, et présumons innocents les membres du jury d’histoiresbreves.blogspot.com jusqu’à preuve du contraire. C’est là les fondements même de notre démocratie, de notre état de droit, et de notre irrédentisme nationaliste primaire à l’égard de tout barbare gargarisant de tout autre pays que le nôtre - rayer la mention inutile. »

Le président du jury, M. Dozer Ziwane, mieux connu pour ses exactions meurtrières au Lichtenstein au 18ème siècle, a expliqué que le choix du jury avait été motivé par l’urgence de trouver un gagnant, dans un contexte de délabrement moral des participants. «Prenez en pour preuve : parmi tous nos candidats, nous n’avions qu’Anodos qui répondait aux critères de rectitude morale que nous appliquons. Tous les autres, sans exception, étaient mineures, femmes, sociologues ou étrangers. Comprenez mon désarroi ! »

La situation a empiré lorsqu’un certain angeocheveurou a remis en question la sainteté irréfragable (juste avant irréfutabilité dans le petit robert) du jury en tenant que l’issue du concours déterminerait si le jury était véritablement impartial ou non. Piqués à vif, certains membres du jury ont démissionné dans un geste de contestation. M. Ziwane, contraint par la force des choses, a alors décidé de remettre la fraise d’or (c’est bien de cela qu’il s’agit non ?) à son ami de longue date Anodos, qui a su vilement soudoyer un jury vénal (ou ce qu’il en restait). Si l'exploit d'Anodos n’égale certes pas celui d’Al Gore (qui, à force de dessous-de-table, a fini par remporter le prix Nobel de la Paix pour une histoire d’aérophagie mondialisée), il lui permet néanmoins de repartir avec une fraise d’or ainsi que la modique somme d’un demi milliard d’euros.

Aussi méritée fut-elle, cette victoire d’Anodos, ne pouvait que, pour tous les autres loosers sans espoir candidats au concours, jeter un froid.