Quelle est votre histoire préférée du Concours

vendredi 18 avril 2008

silentium 2/2

Silentium (partie 2)

Désormais, la créature marchait presque convenablement, elle était déjà loin du lac et traversa une allée bordée de tilleuls imposants. Au pied de chaque arbre, majestueusement posés sur les feuilles en cœur, de sombres sphinx gardaient religieusement le passage.
Les chats possèdent l’inexplicable faculté de se figer dans la nuit. En s’enveloppant de ténèbres, ils demeurent l’air coi. Le passant ne saurait alors les distinguer du réalisme qui émane de la matière inerte, lorsqu’elle est sculptée. Ceux-là étaient figés pour de bon. Leurs poils, soigneusement peignés, ne se soulevaient plus à l’approche d’un étranger et leurs yeux avaient pâli. Ces chats vivaient désormais en dedans, patients mais résignés à l’emploi d’une inactivité totale. Ces animaux dressés sur le bord de l’allée n’avaient toutefois pas perdu toute fierté, au contraire de tant d’autres êtres vivants, ils ne s’étaient pas laissés surprendre par l’immobilité, ils avaient scrupuleusement préparé sa venue. C’est qu’ils avaient leur réputation, autrefois.
Vivant de menus larcins au petit restaurant du parc, cette bande de chats s’était fait un nom, et même cinq, en terrorisant toute la population de l’espace vert. Ils griffaient et chapardaient, sans remords pour les promeneurs distraits, quantités de gourmandises qui n'avaient pas encore trouvé d'estomac à combler d'aise. Certains soirs qu'une chaude lumière venait ensorceler, tandis que les coeurs affables dégoulinaient de mièvrerie, on dit même les avoir vu interrompre ce genre de plaisanterie dégoutante, d'un exécrable miaulement qui fît revenir le monde à moins d'enchantement, et les coeurs à plus de sincérité. Les bagarres en revanche se faisaient rares, ce n'était pas qu'ils les craignaient ou qu'ils n'y prenaient pas goût, simplement si leurs ennemis étaient nombreux, seuls quelques poissons nonchalants se permettaient désormais de leur délivrer quelques regards furtifs, et d'une distance raisonnable encore. Par instinct, mais aussi à cause du manque cruel de sandwich poulet mayonnaise, ils comprirent que quelque chose ne tournait pas rond. Le parc devenu désert, ils reconnurent alors qu'une crise approchait. Prévoyant, ils s'installèrent là d'où viendraient certainement la source de leur pitance, leurs jeux et eux aussi furent happés par le sommeil.
Quand la créature les frôla, leurs moustaches frémirent. Doucement, l'éveil les parcouru comme un frisson. Cinq paires d'yeux s'allumèrent subrepticement entre les arbres. Les chats baillèrent, à peine intrigués par ce regain de mobilité, et suivirent l'étrange créature dont le parfum ennivra leurs sens affolés. La cohorte des félins fermait religieusement la marche.


Le voyage de la créature et de ses compagnons les mena à travers des espaces que ni le temps ni la logique ne coordonnent, des espaces où se trouvent entassées toutes les constructions de l'existence, et avec elles les outils qui ont servis à leur élaboration. Le groupe marcha dans l'univers de la matière infime, brique essentielle de toute chose, prenant soin au passage de graver de redoutables énigmes à la surface d'un atome, défi lancé sans réelle motivation à la science et à l'homme qui s'en fait le parent. La créature s'engouffra ensuite dans un monde qui n'était pas moins extraordinaire, car ici tout était la représentation de ce que peut avoir pour conséquence le contact du vivant et de l'inerte, à bien y regarder il n'était pas question principalement de l'homme, pourtant cette faculté il la connait aussi, comme toute chose vivante puisqu'il s'agit de la douleur. Des mouvements étaient sculptées sur d'effroyables roches, chacun d'eux était comme un cri, ils naissaient d'un silence, d'une absence et puis il n'y avait plus rien que cette force, un flot sans origine. Certains figuraient des mains, des doigts ou des corps, pensèrent les chats. En réalité, peu importe l'image puisqu'elle dissimule toujours le même démon. A un autre endroit, on pouvait voir un socle surmonté d'un coussin, une sphère dont la luminosité était difficilement supportable reposait sur celui-ci. Là réside un démon plus puissant encore, car les chats avaient beau regarder ailleurs, le piédestal persistait dans leur champ de vision, et toujours cette affreuse sphère de les aveugler. Singulière attention que celle de la créature, car elle fut soudainement prise d'empathie pour ces drôles d'êtres qui butaient contre les excroissances du sol, forcées à garder les yeux clos. Elle revint sur ses pas, constata l'infirmité de ses suivants et clos la lumière. Avec elle s'enfuirent comme des ombres les démons sur les murs, il n'y eut plus rien pour gêner leur progression, plus rien pour les ralentir, rien qui ne soit palpable, pas même les bienfaits d'une telle disparition. Les chats n'étaient plus que quatre.
Ils parvinrent enfin aux limites de l'instant, frontière entre les archives du passé et le matériau brut du futur. Figée elle aussi, dans un de ses assauts infinis pour grignoter le temps, la frontière gardait les traces de toutes les idées et de toutes les choses qui naissent et meurent avant d'avoir eu droit d'être exposées dans la galerie du souvenir. L'éphémère partait bon premier, jouant des coudes pour se maintenir en tête, conservant dans l'immobilité les traits caractéristiques de qui ne se fait pas d'illusion sur ses chances d'être encore tout à l'heure mais dont l'esprit est tout entier voué à sublimer l'immédiateté de l'être. Chacun de ces personnages portait au poignet une montre sans cadran, une montre où l'on pouvait lire « Il est toujours le moment ». Le groupe se fraya un chemin dans cette bulle saturée, conduit par la créature, quand elle s'immobilisa soudain, et fit volte-face.
Ses yeux s'accrochèrent à cet endroit d'où elle avait commencé à avancer, le début de son voyage, lorsque sa progression se faisait encore chaotique. Elle pleura.
Les chats tournèrent respectueusement en rond, comme pour lui signifier quelque chose, puis eux aussi s'immobilisèrent. La créature pleura longtemps, elle pleura depuis l'origine, versa des larmes sur les premiers pas, la maturité, et puis s'avança jusqu'à la bulle cristalline qui enfermait l'instant. Ses doigts pénétrèrent la surface transparente et il n'y eut plus de larmes.
Ni de chats.


Deux êtres se faisaient face. Une très vieille femme se tenait droite, parée de sa seule nudité, offrant au regard un corps qu'on eût dit recouvert par les blessures du temps. Malgré les rides, malgré les plis malheureux et les vastes tâches sombres de la peau, elle portait en elle toute la générosité de la jeunesse, et même le temps n'avait pas réussi à courber son corps fier et à ternir l'impétuosité de son regard. La beauté se lisait partout où on la regardait, la plus indélicate des cicatrices que le temps s'était permis se manifestait alors comme une précieuse particuliarité qui donnait encore à l'ensemble de son corps le sentiment d'être un joyau rare, une confection unique à laquelle la vulgarité des hommes empêchait d'accéder. Mais le temps n'était pas le seul ravage qui avait entamé de la détruire, sur son sein courait la trace d'une gangrène purulente, depuis son abdomen jusqu'à la base de son cou, s'aggrippant à elle en une toile inachevée. Devant son visiteur, la femme recueille avant qu'elle ne tombe une larme qu'elle porte à sa chair nécrosée, creusant un peu plus profondément, déchirant davantage l'harmonie de ses formes.
De l'autre côté, la créature n'était pas un enfant, ni un homme, aussi la contemplation ne brillait pas dans ses yeux. Plus d'hésitation maintenant, plus de doute, rien qu'une mission pour la gouverner, elle souleva une main sans poids ni contours. Après son initiation aux fomes, à la profusion et à la souffrance, après que l'amour et le temps aient glissé sur elle, la créature était devenue l'absence de choix. L'inéluctabilité et la dernière nécessité.
Elle s'avança vers la femme et l'univers s'ébranla.
Tout se mis à trembler, comme un gigantesque spasme, l'irritation devint un véritable sursaut incontrolable, les êtres et les choses se retrouvèrent mêlés dans une danse compulsive, une danse qui réveilla en eux l'idée même de mouvement. Ce fut d'abord quelques pas maladroits, quelques murmures timides, mais à mesure que l'espace entre la créature et la jeune femme s'épuisait, les clameurs montèrent comme des ballons, et la matière, fluide, s'élança sans retenue à travers l'espace. L'ombre et la lumière se superposaient presque, mais tandis que l'une savait comment terminer cet acte, l'autre poursuivait inlassablement, mécaniquement, l'accomplissement de son rituel. Ailleurs, le mouvement menait un assaut formidable contre l'inerte, les anges épileptiques obtinrent en véritables virtuoses de faire sonner les trompettes de l'apocalypse, ils jouèrent tout leur repertoire, et même les spalax leurs firent hommage d'une danse improvisée. Les hommes n'étaient pas en reste, leurs fuites et leurs chutes leurs permirent de retrouver des gestes et des mots oubliés, quand dans une incroyable tentative pour réveiller le plus vénérable des dormeurs, ils se souvinrent que tout est bruit.
La créature plongea ses doigts sous la chair de la poitrine malade. La femme comprit.
Elle comprit qu'elle devait maintenant disparaître, laisser place à une autre dont le sein ne sera pas corrompu, et lorsque la créature retire sa main, il ne reste sur scène que la mort qui contemple un livre aux pages innombrables. Elle sait qu'il n'en manque aucune, qu'elle sont toutes pleines de la substance matricielle. Pourtant, elle en trouve une, celle qu'elle cherchait, une page qu'elle est la seule à savoir dire, et écrire. Et sur cette seule page vierge, paisiblement, elle s'endort.


Spontanément, la matière vit son dernier sursaut, une symphonie sans âme, une multitude de cris effrayants, l'agonie rédemptrice vient achever l'espoir qui avait suivit l'ignoble engourdissement, l'espoir que tout se poursuive éternellement, que la fin ne soit qu'une légende, et tous y avaient cru, ils l'avaient tellement pensé que l'existence s'était laissé allé elle même à ne plus finir, à être indéfiniment. Ils auraient pu saisir l'éphémère, saisir sa beauté, prendre conscience que l'éternité ne se poursuit pas mais se construit, faire semblant de croire en la fin pour ne jamais en subir les symptômes, mais maintenant ils savaient, ils n'avaient plus le choix, et cette absence était la seule éventualité, l'unique réponse.
Les musiciens jouèrent le dernier accord, le choeur fit résonner sa dernière voix.
Le concert pris fin.
Après un court silence, l'émotion subjugua le public qui se leva et ne finit jamais plus d'applaudir.

Aucun commentaire: