Quelle est votre histoire préférée du Concours

vendredi 21 mars 2008

24 boulevard du Montparnasse

Dehors, il fait froid. Du vent aussi. Il fait meilleur dedans. 24, boulevard du Montparnasse, Paris 6e. Double interphone, tapis rouge dans l’escalier, rampe dorée. Premier étage : la porte est entr’ouverte. Un intérieur parisien bourgeois, typique, et très classique - évidemment. Le hall de l’appartement donne sur un couloir et sur un salon. Seul le salon est allumé. La lumière est tamisée, la pièce est éclairée par des abat-jours : ceux avec des pieds imitant des chandeliers, un peu kitch. On voit l’ombre des tringles à rideau projetée sur les murs. Moulures au plafond, grand miroir fin 19e, trois petits bustes sur la cheminée, des cadres aux murs, une bibliothèque bien remplie… Mais ça manque d’âme. Un peu comme chez quelqu’un et comme chez personne à la fois. Confortable mais pas réellement accueillant. Et puis, radio classique, agressive :

« C’était un extrait de Don Giovanni, l’air de Leporello dans lequel Mozart reprend un extrait de son opéra « Le Nozze di Figaro » intitulé « Non più andrai / tu n’iras plus papillonner » pour rendre hommage à son publique fidèle de Prague, qui avait accueilli favorablement son précédent opéra à la surprise de la critique Viennoise … »

Sous la cheminée, des jouets aux couleurs Fisher Price, bien rangés dans des boîtes Ikéa en plastique. Sur la table basse centrale, quatre piles symétriques de « Madame Figaro » et « Elle », de l’année passée. Même pas un FHM. De toute façon, personne ne lit. Il y a celle qui dort dans son fauteuil : elle a l’air vraiment malade, elle tremble, elle renifle, elle a froid. Il y a celui qui ferme les yeux, mais qui ne dort pas c’est évident, un peu comme les usagés du RER le matin à 7h30. Il est assis sur le bord du canapé, le dos très droit, raide, coincé, crispé. Il y a celle qui s’endort et se réveille toutes les cinq minutes parce que sa tête la porte en avant et qu’elle a des sursauts. Tous pimpants, tous pincés. On entendrait les mouches voler s’il y avait des mouches, mais il n’y en a pas ici. Donc pas un bruit. Sauf radio classique.

« Détendez vous, vous êtes sur Radio Classique »

Une castafiore sort de la chaine hifi, volume 20 au minimum. Tout sauf détendant, merci radio classique. Tout le monde fait semblant de ne pas être dérangé. Puis c’est l’interphone qui sonne avec une tonalité d’alerte à la bombe. Quelques minutes plus tard, un homme entre, il a des baskets aux pieds, un jean, une casquette, et il sent le dehors, il sent le froid, il sent le vent, il sent bon. La sonnerie de son téléphone vient troubler l’atmosphère faussement paisible de radio classique. Il s’excuse… mais répond : grandiose ! Il détonne un peu de tout ce petit monde. Non, il a simplement l’air vrai.

« Et maintenant, la superbe musique du film Mission, composée par le grand Ennio Morricone, dirigeant ici lui-même l’orchestre philharmonique de Rome »

Quelqu’un marche dans le couloir derrière le salon. L’homme raide du canapé se lève brusquement et se tient debout, sa mallette et son manteau à la main, tout aussi raide que quand il était assis. Peut être même encore plus si c’est possible.

C’est à son tour il le sait. Il attend, debout, raide… Tout le monde le regarde. Il ne regarde personne, juste la porte qui donne sur la pièce voisine. Il attend.
Tout le monde attend. C’est long. Alors il hésite à se rasseoir. Il repose manteau et mallette. Il reste debout, emprunté. On dirait un passager Easy jet britannique, prêt à l’embarquement une demi-heure trop tôt. Un sourire serait à propos, mais personne ne sourit. C’est dommage. Un grand éclat de rire serait encore mieux. Tant pis. La porte donnant sur l’autre pièce s’ouvre, il est soulagé, libéré, il entre à grands pas sans regarder personne. On l’entend parler puis tousser à travers la porte. Il a du prendre froid

Temps mort. Le temps est arrêté, il ne se passe rien. Sauf radio classique, toujours.

L’interphone, encore, suivi de près par l’entrée à petits pas d’une mamie pimpante, laquée, emmitouflé, style « foulard Hermès », qui balaye du regard la pièce avec un « mesdames, messieurs » et un petit signe de la tête. Elle enlève son manteau en vison « il fait bien meilleur ici, quel froid de canard ». Pourquoi parle-t-elle, elle ? Elle se dirige vers un fauteuil libre, s’assied, et par la même occasion déboite les deux accoudoirs du fauteuil. Mais elle n’est pas confuse, ce n’est pas son genre : confuse ? Elle ? Pourquoi? L’homme qui sent le froid propose de l’aider et passe dix minutes à essayer de reconstituer le fauteuil cassé, sans perdre son sang froid.

C’est un défilé. Voilà une quadra au regard indifférent et froid. Son parfum : « Allure » de Chanel, c’est sûr. Elle regarde tous les « Elle » et « Madame Figaro » de la table basse mais n’en prend aucun : elle les a tous déjà lus…


« Radio classique 101.1 à Paris, il est 16h »

Finalement on s’y fait à radio classique.

La porte d’entrée s’ouvre brusquement et rebondit contre le mur avec fracas. Dans le petit salon, on sursaute, on se regarde en faisant semblant de ne pas se regarder (sauf la mamie pomponnée qui elle, dévisage tous ses voisins), on ne parle pas. Toujours pas. Ca jette un froid dans la pièce bien rangée à lumière tamisée. La porte d’entrée est restée ouverte, ça crée un courant d’air. L’air s’engouffre et fait le tour du petit salon en prenant soin de faire frissonner chaque personne, chacune à son tour. Enfin la cause de tout ce remue-ménage apparait sous cinq paires d’yeux ébahis et respectivement vitreux, fatigués, curieux, courtois et inintéressés : des cheveux poivre et sel décoiffés, des pantoufles de Pépé aux pieds mais en bon état, un grand imperméable vite enfilé et noué par-dessus ce qui pourrait bien être un pyjama. A première vue un homme fatigué, le visage marqué par la vie, habitant peut être dans la rue, à deuxième vue un homme fatigué, le visage marqué par les traces du drap sur la joue, qui vient de se réveiller et de sortir de son lit pour ne pas avoir à appeler un médecin à domicile.

« À suivre le concerto pour piano et orchestre opus 54 de Robert Schumann composé en 1845 pour sa femme Clara, pianiste émérite, qui était la première interprète des œuvres de son mari et qui a fait connaître et apprécier sa musique. Clara est elle-même l'auteur d'une quarantaine d'œuvres, mais elle a en partie négligé la compositrice au profit de l'inspiratrice et de la pianiste »

Merci Clara. Quelle femme. Merci radio classique pour ce moment de culture et de féminisme.

La porte donnant sur la pièce voisine s’ouvre de nouveau.
Dommage c’est la fin de ce spectacle, c’était bien distrayant pourtant, on aurait presque dit une scène de théâtre créant cette atmosphère particulière pour l’occasion. Comment ces quelques personnes ont-elles créé une ambiance unique, malgré elles ? Peut être ne l’ont-elles même pas remarqué. Certainement, même.
Il fait bon dans la petite pièce voisine au salon, l’atmosphère est paisible et sécurisante. Ça doit venir des grands rideaux sombres et tombants, encadrant la fenêtre. Tout est là, le bureau au centre, le lavabo dans le coin, le lit contre le mur, la balance par terre, la toise au mur. « C’est vrai que cette année les grippes sont nombreuses et surtout virulentes. Etant donné le froid qu’il fait, ça n’améliore pas les choses avec les chocs thermiques chaud-froid répétés, du métro et des magasins. Et puis les appartements sont trop chauffés» me dit la femme médecin après m’avoir demandé ma carte vitale, mon adresse, les coordonnées de mon médecin traitant, et ma raison pour ma présence dans son cabinet. Elle a l’air à la fois compétent et humain : un bon équilibre, ce à quoi on devrait aspirer. Elle m’ausculte rapidement, pour la forme - respirez profondément – toussez – encore – vous avez une petite tension – euh, oui, toujours – il faut dormir – vous mangez bien ? – ouvrez la bouche et tirez la langue – dites « ah » - vous avez encore un peu de fièvre - de toute façon le meilleur remède est le repos. Oh oui, je suis d’accord ! Elle me demande où j’habite, ce que je fais dans la vie. Elle a même l’air sincère et intéressée. De la chimie ? Ah, très bien, dans quel domaine ? Juste de la chimie, ou vous faites de la biochimie aussi ? … Oui oui, bien bien, euh, en fait il me faudrait juste un arrêt de travail – pour combien de jours ? – deux jours ça devrait aller- il faut bien ça – je vous le date d’hier, c’est bien ça ? - 24 euros s’il vous plait – oh, ne vous en faites pas pour ça, je mettrai l’ordre moi même - merci – reposez vous bien – ça, ne t’en fait pas, j’y compte bien ! - au revoir. Elle me raccompagne à la porte d’entrée de l’appartement en passant par le long couloir, et me serre la main. J’aime bien son odeur. Pas juste son parfum, vraiment son odeur. Tout ça pour ça. J’ai donné pour cette année, je vais me recoucher.

2 commentaires:

DoZeR a dit…

purée, ça sens le vécu (pas le vomi) et c'est tellement d'actualité pour moi la raison de cette histoire !

Holly Golightly a dit…

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